L’homme est doté d’une capacité unique dans la nature, celle de la pouvoir acquérir sa langue maternelle – ou ses langues maternelles - sans leçon, sans professeur, simplement par contact avec son milieu familial et social. Il n’y a pas en l’espèce de langue « facile » ou de langue « difficile ». Que sa langue maternelle soit le chinois ou l’italien, l’enfant n’aura pas plus de difficultés avec l’une qu’avec l’autre et tous les enfants acquièrent leur langue maternelle à la même vitesse. Pour ce qui est de l’écriture et de la lecture, le problème est différent, car il s’agit là d’une notion intellectuelle, artificielle pourrait on dire.
Qu’il s’agisse d’une langue parlée ou du langage des signes des sourds, cette capacité est la même.
L’enfant sourd, de parents sourds utilisant le langage des signes (qui n’est pas la représentation alphabétique de l’Abbé de l’Epée) suivra le même apprentissage, passant du « babillage », au « langage syllabique », aux « mots d’enfants » avant d’être capable de s’exprimer parfaitement.
L’expérience – bien involontaire évidemment – montre que le milieu social est indispensable, et que la limite d’âge est assez basse pour cette acquisition de la langue maternelle. Les « enfants sauvages » et autres « enfants loups » retrouvés après l’âge de 7 ou 8 ans sont à jamais incapables d’acquérir une langue (Lire Les Enfants Sauvages de Lucien Malson et voir le film de Truffaut). Il faut aussi dire que des muscles non utilisés finissent par s’atrophier. C’est aussi vrai pour les muscles de l’appareil phonatoire, pour les cordes vocales, etc. Par exemple, le français se prononce surtout dans la gorge, alors que l’anglais vient de la poitrine. Ceci explique peut-être pourquoi les Français ouvrent largement la bouche quand ils parlent, alors que les Anglais desserrent à peine les lèvres.
Quand on va à l’étranger, plongé dans un milieu « allophone » à la fin de chaque journée on se sent fatigué : fatigue intellectuelle certes, mais aussi fatigue musculaire si l’on a fait l’effort de prononcer le plus correctement possible. Anecdote laboratoire de langues : Je disais parfois à mes étudiants après une séance de laboratoire de langues : « si vous n’avez pas mal à la mâchoire c’est que vous avez mal prononcé ! »
On dira peut-être qu’on est parvenu à apprendre un langage à certains chimpanzés, certes, mais il s’agit d’un nombre limités d’énoncés, toujours réduits à des demandes de nourriture ou de soins, et ces singes ne savent communiquer qu’avec ceux qui les ont dressés, et ne cherchent guère à enseigner ce langage à leurs congénères.
On a longtemps pensé qu’il s’agissait d’une question anatomique, seul l’homme possédant un appareil phonatoire permettant le langage articulé. Des études plus récentes montreraient qu’il s’agit surtout d’une lacune dans le cerveau. Mais il arriverait parfois qu’une minorité non négligeable utilise un langage par signes.
Donc, chez l’homme, par rapport aux singes, ce n’est pas une question de degré, mais de nature. En effet, à partir d’un certain vocabulaire et d’un certain nombre de règles de grammaire, naturellement limités, l’homme est capable de produire un nombre illimité d’énoncés.
Chez l’enfant, il s’agit d’abord, comme pour tous ses apprentissages d’imitation. Cette imitation aboutira à des créations et si les mots d’enfants sont souvent drôles ou cocasses, c’est que l’enfant invente sans avoir encore bien maîtrisé les règles de sa langue.
Chaque jour, chaque minute, chaque seconde, des phrases sont prononcées qui n’ont jamais été prononcées auparavant – c’est peut-être là la source même de tout savoir et de toute littérature. Et pourtant ces nouveaux énoncés doivent utiliser ce qui existe dans la langue, sons combinés en mots et mots en phrases selon des règles auxquelles celui qui parle est contraint d’obéir. Par exemple je ne peux pas utiliser le son « thin » en prononçant le « th » à l’anglaise et le « in » à la française car cette combinaison n’existe ni en anglais ni en français. C’est ce qui explique que les « jeux de mots » soient en général intraduisibles.
Les seules limites à l’inventivité de l’homme en ce domaine, sont celles de l’anatomie (seul un imitateur très doué pourra reproduire le son d’une porte qui grince ou d’une clé rouillée !) . Le nombre de sons que l’homme peut émettre, n’est pas illimité même s’il est très élevé. On songe ici au « click langage » (claquement de langue) de certaines langues d’Afrique du Sud (souvenons nous du « click song » de Myriam Makeba). Moins exotique, le TH anglais, le J espagnol ou le CH allemand sont des obstacles souvent difficiles à surmonter pour les francophones. Inversement, les hispanisants ont du mal à distinguer entre le V et le B, le [j] et le [ch] et prononcent parfois ‘village’ comme ‘billache’. La difficulté qu’éprouvent les germanophones à distinguer le P du B donne lieu à une multitude de plaisanteries. Les Japonais maîtrisent difficilement la différence entre le R et le L. Les étrangers, particulièrement les anglophones, trouvent nos nasales ON – IN –AN –UN, non seulement disgracieuses (ce qui est sans doute vrai) mais en plus bien difficiles à prononcer. Même chose pour [y] suivi de [i] comme dans « truite ». Les arabophones ont des difficultés à différentier le [y] du [i]. D’ailleurs nous mêmes, dans notre propre langue ne savons pas toujours distinguer entre UN et IN (un beau BRUN/ un beau BRIN !). J’ai plusieurs fois vu AUTUN orthographié AUTIN ! Ceci est également vrai pour le son [ou] ou l’on de distingue plus entre « La chat BOTTE » et « paysage d’une grande BEAUTE » ou entre « la côte d’azur et « la cote de la Bourse » et les accents locaux n’arrangent rien : les Parisiens parlent de manger une peume et de France téléceum! On rajoute parfois une syllabe et l’on entend trop souvent le désastreux « bonjour an » comme si l’on ne pouvait pas terminer un mot sur une consonne !
Parler une langue étrangère est un effort intellectuel certes, on oublie parfois que c’est une effort physique, car il faut faire prendre aux muscles de l’appareil phonatoire, des positions auxquelles il n’est pas habitué, et les Russes, et les slaves généralement, disposant dans leur langue d’une large gamme de fréquences, plus large que la nôtre en tous cas, ils ont généralement plus de facilités que nous pour apprendre une langue étrangère.
Grâce à ce don extraordinaire, l’homme est capable d’exprimer un nombre infini de pensées dans tous les domaines de son expérience et ceci à une vitesse que les meilleurs des ordinateurs sont loin de pouvoir égaler.
Des expériences scientifiques ont montré que dès les premiers mois le nourrisson est sensible aux sons articulés par l’adulte et que très vite il sait distinguer d’abord entre les bruits non pertinents, les sons de sa langue maternelle et ceux d’une langue étrangère. Un de mes anciens étudiants, vivant aux Etats-Unis, marié à une Américaine et père d’un bébé de quelques mois né aux Etats-Unis, était venu passer quelques semaines en France pour présenter l’enfant à sa famille. Il était venu sans sa femme et bien sûr l’enfant n’entendait parler que le français. Je me suis penché sur le berceau et j’ai dit quelques mots en anglais au bébé. Ses yeux se sont écarquillés, il a eu un large sourire, il s’est mis à gazouiller et toute sa physionomie exprimait la joie d’entendre parler ce qui était déjà sa langue maternelle – au lieu sans doute de cette langue barbare qu’il entendait depuis on arrivée en France ! J’ai dit « gazouiller » et de récentes observations faites sur des tout petits sembleraient montrer que ces gazouillis ne sont pas de simples bruits, mais ont un sens, élémentaire certes, mais qui exprime déjà les sentiments qu’éprouve le bébé : faim, plaisir, douleur, sommeil, etc. D’ailleurs la maman ne s’y trompe pas !
Les étapes de l’apprentissage de la langue maternelle
Pendant longtemps on a cru que les étapes chez l’enfant reproduisaient les étapes dans l’espèce, mais l’enfant commence par l’apprentissage « in utero », peut-être pas des mots proprement dits, mais du rythme de la langue parlée autour de lui. Entre 7 et 10 mois l’enfant commence à produire des sons articulés, souvent avec des syllabes répétées : « bababa…papapa…dadada… » et vers 10 à 11 mois ses premiers mots articulés et ayant un sens : « mama(n)…papa…toto (auto)…lolo (lait)… ».
Entre 18 mois et deux ans ce sont les premières combinaisons de mots pour former des embryons de phrases. L’enfant commence à assembler plusieurs mots « papa parti travail » (difficulté à prononcer le r tout de même). C’est encore une langue télégraphique : les mots grammaticaux, pronoms, articles, auxiliaires sont omis, omis également le pronom je : l’enfant parle de lui à la troisième personne (sauf semble-t-il chez les enfants dits doués ou précoce), mais à partir de cet âge et jusqu’à 6 ans l’enfant va acquérir de 9 à 10 mots nouveaux par jour ! A 6 ans on peut dire qu’il a acquis sa langue maternelle ou parentale: c’est l’âge où il va rentrer à l’école et c’est entre 6 et 8 ans que le son cerveau a atteint le volume et le poids qu’il gardera toujours.
Et l’enfant bilingue ? Très vite il s’exprime dans les deux langues, mais parfois en mélangeant « Look, Mummy, the beau cheval » disait l’écrivain Somerset-Maugham ! On recommande toutefois que chaque parent s’exprime dans sa propre langue, par exemple le papa en français et la maman en anglais. Il se produira alors chez l’enfant une distinction d’une nature proche de celle qu’expérimentent les enfants plongés dans une société où il y a une langue des hommes et une langue des femmes. Sans aller bien loin, chez nous mêmes il y a a des mots qu’un homme ne saurait utiliser sans avoir l’air efféminé et des mots qu’une femme bien élevée n’emploie jamais. Signe des temps, peut-être, j’avoue être parfois choqué d’entendre de toutes jeunes filles employer ce qu’on appelait « un langage de charretier » !
Il faudrait aussi préciser que le véritable bilinguisme est très rare : l’enfant dans une famille bilingue va tout de même vivre dans un pays monolingue. Le petit anglais, père français, mère anglaise, vivant en France, va entendre les deux langues mais elles ne seront pas à égalité. Il y aura la famille française, grand-parents, oncles et tantes, cousins et cousines, et tous les amis de la famille. Et quand il arrivera à l’école il sera plongé dans un milieu exclusivement francophone. C’est donc le français qui sera la langue dominante.
Il arrive souvent que l’on me pose des questions à propos du bilinguisme. Par exemple : « Quand vous parlez anglais est-ce que vous pensez en anglais ? » La réponse est que si je devais passer par la traduction je n’arriverais pas à m’exprimer. Quelle que soit la langue que l’on utilise, maternelle ou autre, dès que l’on a dépassé le stade de l’apprentissage, non seulement l’appareil phonatoire s’exprime dans cette langue, mais tout un processus intellectuel, et même gestuel est mis en œuvre, qui n’est pas le même d’une langue à l’autre. Pour parler simplement on pourrait dire qu’en changeant de langue on change de peau, on change même de personnalité et d’attitude : il suffit à un bon angliciste de passer la Manche pour parler moins fort !. Un de mes amis était très doué pour les langues, et l’on disait de lui « s’il allait en Chine, il reviendrait les yeux bridés » Un autre de mes amis illustrait cette particularité en disant – ce qui ne manquait pas de surprendre ses interlocuteurs – « Quand je suis Anglais je ne gesticule pas du tout comme quand je suis Italien ! ». Peter Ustinov était capable « d’être » tour à tour Allemand, Anglais, Français ou Russe, avec la langue et toute la gestuelle appropriée! « Je ne peux pas être colonel anglais » disait-il « si tout mon comportement, mon maintien, ne sont pas ceux d’un colonel anglais ».
On pourrait aussi mentionner l’étrange langue que s’inventent les jumeaux et qu’ils sont les seuls à comprendre !
La grande erreur, l’erreur fatale faite par les pédagogues c’est d’avoir cru qu’un enfant de 11 ou 12 ans (entrée en 6°) pourrait apprendre une autre langue comme il avait appris sa langue maternelle, d’où interdiction de tout recours à la langue maternelle, de prise de notes ou d’écriture, etc.. C’est penser qu’une nécessaire méthode vivante doive obligatoirement se priver des moyens intellectuels dont dispose l’enfant. C’est croire que la seule méthode vivante valable consistait à transformer le pré-adolescent en nourrisson ! C’est proprement montrer une grande ignorance, ou vouloir rejeter le fait qu’apprendre une langue étrangère est alors un processus intellectuel, tout comme apprendre les mathématiques, l’histoire ou la biologie…
L’origine des langues.
Quelle langue nos lointains ancêtres parlaient-ils ? Lucy - notre arrière-grand-mère, ou peut-être seulement notre arrière-petite-cousine - s’exprimait-elle dans une langue articulée ou en était-elle restée aux grognements ? Nous ne le saurons sans doute jamais, comme nous ne saurons sans doute jamais quelle langue l’homme parlait avant Babel, même si les préhistoriens et paléontologues ont observé des signes des protubérances du langage à l’intérieur de crânes très anciens.
Nous connaissons tous le récit biblique :
« Tout le monde se servait d’une même langue et des mêmes mots… (les hommes dirent) ‘Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux ! Faisons nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre’
Or Yahvé descendit pour voir la ville et la tour que les hommes avaient bâties. Et Yahvé dit : ‘Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue, et tel est le début de leur entreprise ! Maintenant aucun dessein ne sera irréalisable pour eux. Allons ! Descendons ! Et là, confondons leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres.’ Yahvé les dispersa de là sur toute la face de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville… »
Cette diversité des peuples et cette confusion des langues est le châtiment d’une faute collective, une faute de la démesure (comme celle des premiers parents qui voulaient par orgueil égaler Dieu). L’union ne sera restaurée que dans le Christ sauveur avec le miracle des langues à la Pentecôte.
Avec la confusion des langues, les hommes ne peuvent plus s’entendre, aux deux sens du mot. Si l’on ne s’entend pas on ne peut pas œuvrer ensemble, et même on finit par se battre, par se déclarer la guerre.
Les chercheurs ont pourtant réussi à déterminer quelques grands groupes, dont par exemple le groupe indo-européen auquel se rattache le français, le groupe finno-ougrien (finnois, letton, estonien, lapon, hongrois) ou le groupe sémitique avec l’arabe et l’hébreu, ou ce groupe mystérieux qui ne comprend que la langue basque, probablement d’origine pré indo-européenne.
N’est il pas étrange de penser que le roumain est plus proche du sanscrit qu’il ne l’est du hongrois par exemple, comme la géographie pourrait le faire croire, c’est portant ce qu’ont montré de savants linguistes dès le XIX° siècle ? Même pour le profane un mot comme maharaja fera penser à magnus rex. Dans la plupart des langues le mot qui désigne la mère commence par le son [mmm] qui n’est pas sans rappeler le bruit que fait l’enfant en tétant.
Dans ce groupe indo-européen on distingue des sous-groupes : langues germaniques (allemand, anglais, néerlandais, danois, norvégien, suédois…), romanes (italien, français, espagnol, roumain, catalan, occitan…), slaves (russe, polonais, tchèque, bulgare, serbo-croate…), celte (irlandais, gallois, breton…) ou encore ces groupes dont les noms résonnent comme des poëmes : ouralo-altaïque, sino thaï, sémito-chamitique…
Il y a bien entendu d’autres groupes, amérindien, tibéto-birman, bantou, sud-saharien, chacun de ces groupes se subdivisant à son tour en sous-groupes, bien entendu. En Afrique on note des similitudes entre d’une part la « langue du fleuve » et d’autre part « la langue de la brousse ».
COMBIEN DE LANGUES ?
Statistiquement, plus de 230 langues sont langues maternelles d’au moins 2 Millions de personnes, avec le chinois (mandarin) parlé par près de 900 Millions, et les différentes formes d’arabe par plus de 300 millions. Le français est parlé couramment par environ 200 millions de personnes, soit comme langue première, soit comme langue seconde (par ex. au Liban). Si l’on ajoute tout ce qui se parle, ne serait-ce que par quelques poignées d’hommes, on arrive à des chiffres beaucoup plus considérables. En France nous aurions le provençal, le corse, l’occitan, le catalan, le basque, les breton, le wallon, le flamand, l’alsacien, le lorrain, et un peu en dehors de nos frontières le romanche et le switcherdutch en Suisse, en Grande Bretagne le gallois (qui reste la langue maternelle de 25% des Gallois), le cornique (qui revient à la mode), le manxois, le celte d’Ecosse, le dgérnezié et le jerriais (franco-normand) etc. . !
L’Inde qui possède 18 langues officielles – dont l’anglais – compte également près de 200 langues non officielles. Leur catalogue et leur nombre donnés par les services officiels varie avec chaque recensement, et aurait plutôt tendance à diminuer. A Bornéo ou en Nouvelle Guinée, deux populations proches en nombre de kilomètres, mais séparées par une montagne, n’arrivent pas à communiquer entre elles, leurs langues étant tellement dissemblables. L’Afrique du Sud a 11 langues officielles, certaines étant “plus égales que d’autres”. Malheureusement le français n’est pas dans le liste. L’anglais est la langue principale, suivi de l’afrikaner (Afrikaans), puis le Zoulou ou Xhosa, et les autres langues indigènes. Chez les Papous on parle 700 langues, mutuellement inintelligibles et au Vanuatu (anciennes Nouvelles Hébrides) on en dénombre une bonne centaine !
Nous ne saurions oublier de mentionner le volapük ou l’espéranto : langues artificielles qui voudraient surmonter Babel. L’espéranto, invention du bon Dr Zamenhof, pacifiste convaincu, qui avait appris 27 langues avant de les synthétiser pour en faire l’espéranto. Louable ambition, mais c’est oublier qu’une langue est le reflet d’une civilisation, que chaque mot est porteur d’allusions, de souvenirs, d’histoire, et qu’en voulant tout réduire à un seul et unique sens, on va aboutir à une langue qui permet de communiquer, certes, mais qui est d’une grande sécheresse. On ne peut s’empêcher de penser au « newspeak » ou « novlangue » d’Orwell dans 1984. Chaque année la nouvelle édition du dictionnaire était moins volumineuse, car on ne donnait à chaque mot qu’un seul sens en éliminant toutes les résonances. Orwell donne l’exemple de « libre » : une chaise, une place peuvent être « libres ». Dire qu’un homme est libre n’a aucun sens !
Cependant l’importance, l’impact d’une langue ne tient pas seulement aux nombre de locuteurs, mais à plusieurs autres facteurs.
D’abord l’universalité, l’anglais, le français et, à moindre degré, l’espagnol, se partagent la palme. Ce sont les seules langues qui soient langues officielles en dehors de leur pays d’origine, et dans le cas du français et de l’anglais, sur tous les continents, dans au moins une nation. Le russe est une grande langue, mais il n’est langue officielle qu’en Russie, l’allemand n’est utilisé qu’en Europe (Allemagne, Suisse alémanique, Autriche…), l’italien est une langue porteuse d’une riche culture, mais qui n’est langue maternelle qu’en Italie et en Suisse (Tessin), etc.
Ensuite l’importance économique et culturelle, et en cela l’anglais domine certainement. Il se trouve que après la Révolution et l’Empire, jusqu’à la 1° Guerre Mondiale, l’Angleterre était devenue la 1° puissance mondiale, et petit à petit l’anglais avait évincé le français comme langue internationale comme celui-ci avait évincé le latin quelques siècles auparavant. Après la 1° Guerre, cette position dominante a été prise par les Etats-Unis. Si s’était agi du Brésil, peut-être la grande langue des échanges serait-elle aujourd’hui le portugais ?
Enfin l’effet « boule de neige » qui incite autorités et parents, dans le monde entier, à privilégier l’anglais comme langue étrangère apprise à l’école. Le français qui autrefois était la première langue étrangère enseignée en Europe Centrale se voit petit à petit remplacé par l’anglais et, à un moindre degré, par l’allemand.
Cette universalité permet l’enrichissement de ces langues par des mots venus des réalités des pays lointains où on les parle. Tout le monde sait que l’anglais d’Amérique n’est pas tout à fait le même que l’anglais de l’Angleterre. Cela n’en fait pas pour autant une autre langue, et les films américains passés à la télévision anglaise n’ont pas besoin d’être sous-titrés. Un certain snobisme, j’imagine, fait parfois écrire dans la version française d’un ouvrage venu d’outre Atlantique « traduit de l’américain » ce qui est absurde, car même si quelques différences lexicales, grammaticales ou orthographiques existent entre l’anglais d’Angleterre et celui des Etats-Unis, il ne s’agit pas de langues différentes. Les livres de Hergé qui ont un grand succès dans différentes traductions ne sont jamais indiquées comme « traduit du belge » !
Plusieurs petits ouvrages sont à la fois instructifs et amusants en ce qui concerne le français :
Jean-Paul Colin : Trésor des mots exotiques (Belin, 1986), avec des mots tout à fait francisés, comme maïs, thé, chocolat, acajou, lagune, canasta, canari, toboggan, pagaie, pagne, saga, tatouage, calicot, satin, brousse, mocassin, etc. Pensons aussi aux mots d’origine française qui nous reviennent après avoir été transformés à l’étranger, tennis par exemple qui vient du français tenez.. Souvent ces mots sont parvenus chez nous à travers une autre langue, comme véranda, pyjama, bungalow.
Loïc Depecker : Les mots de la francophonie (Belin 1988où l’on rencontre des mots parfaitement français de par leur construction et leur aspect, mais que nous n’employons pas - ou plus - en métropole, par exemple case postale (boîte postale en Suisse), ou bailler qui a encore le sens de donner à la Guadeloupe. A Maurice l’âge ingrat se dit l’âge cochon, au Bénin infliger une somme c’est infliger une amende, au Québec, quelqu’un qui est bolé, c’est quelqu’un de très intelligent, etc.
Henriette Walter : L’aventure des mots français venus d’ailleurs, (Laffont 1997)
Pierre Perret : Le Parler des Métiers (Laffont, 2002).
Le français se fait de plus en plus et petit à petit évincer par l’anglais. ou le « pseudo-anglais ». Ce n’est pas très nouveau, et il y a longtemps que nous savons qu’un smoking, un parking, ne sont pas des mots anglais, ils n’en ont que l’habit, ce sont les « Canada Dry » du vocabulaire ! et quand un jeune français porte des baskets, son camarade américain a des trainers !
(Marcel Aymé francisait les mots anglais et l’une de ses héroïnes, Lucie, se fait appeler Lucy qu’elle prononce « Leucé » et il écrit piqueupe et biftèque). C’est une forme du franglais ! Forme plus contemporaine : Croyant connaître l’alphabet anglais les Français prononcent « D.J. » « di dji » alors qu’en anglais la lettre « J » se prononce « Djai » - c’est le « G » qui se prononce « dji ». Même chose avec J.F.K. Il faudrait dire soit « Ji Eff Ka » ou « Djé… »
LANGUE, DIALECTE, JARGON, PATOIS, SABIR, PIDGIN, CREOLE…
Tous termes sensibles susceptibles de heurter les sensibilités !
LANGUE : Une langue est comme un corps vivant, elle naît, grandit, se développe, évolue et finit un jour pas mourir (on pense que 2000 ans serait la durée maximum de la vie d’une langue, même si généralement elle laisse une progéniture !). A un moment donné de son histoire elle représente un consensus entre tous ceux qui la parlent. Pour un francophone, cheval, clé, partir, maison, rouge ont un sens que tout le monde comprend – mais il ne faudrait pas négliger les sens accessoires dus au milieu, à la profession, à l’âge, etc. du locuteur. Nous penserons ici à cheval vapeur, à clé d’une énigme, à maison de commerce, à drapeau rouge, etc…
La langue permet donc de connaître les objets et les êtres, de les nommer. Elle est le sésame qui ouvre la porte aux trésors. Et ces trésors seront le reflet de la société qui parle cette langue. Il y a sans doute moins de mots pour désigner la neige ou la glace en tahitien qu’en inuktikut. Le caractère belliqueux des anciens Saxons se révélait par l’abondance de termes se rapportant à la guerre et aux armes blanches, etc.. Plus près de nous, l’œuf et la poule ! Est-ce parce que l’allemand se prête mieux au langage abstrait qu’il y a plus de philosophes allemands que de philosophes anglais qui s’expriment dans une langue plus concrète… ou est-ce l’inverse ? En outre on pourrait dire qu’il existe plusieurs niveaux dans la connaissance d’un vocabulaire. Prenons par exemple le mot crédence.
Au niveau 1, je reconnais que c’est un mot français, je l’ai déjà vu mais n’ai pas la moindre idée de ce qu’il veut dire.
Au niveau 2, il me semble que c’est un meuble
Au niveau 3 je serais capable de décrire une crédence et de la reconnaître parmi d’autres meubles : Sorte de petite table qui est près de l’autel et où l’on place burettes, clochette, et autre objets nécessaires pendant la messe. Par extension buffet de parade, sorte de dressoir où l’on étale la vaisselle précieuse. De l’italien « credenzia » (croyance), le meuble fut apporté d’Italie par Henri III.
(Maman j’la mange l’orange qu’est sur la crédence ? – Qu’appelez-vous crédence chez nous ma fille ? – La cabane à lapins, maman !)
Chacun pourrait se livrer à la même expérience avec des mots d’animaux, de plantes, d’arbres, etc. tels que sansonnet (que savons-nous de plus si l’on vous dit qu’en anglais c’est « starling » ?), bouvreuil, aulne, lansquenet, etc, etc !
Plus le vocabulaire d’un individu est riche, plus ses relations avec autrui seront faciles, plus ce vocabulaire est pauvre, moins il pourra s’exprimer, et le risque alors sera qu’il s’extériorise par la violence, par les cris, par les gestes désordonnés. L’enfant montre, crie, trépigne, agite bras et mains, tant qu’il ne sait pas nommer l’objet qu’il désire. Pouvoir nommer un objet, c’est avoir un pouvoir sur cet objet, on n’en a alors plus peur. C’est encore plus vrai pour les êtres humains. C’est pourquoi dans certaines sociétés chacun a deux noms : le « vrai » nom connu seulement de la famille proche, et le nom « public » qui étant un faux nom ne peut être utilisé pour accomplir des maléfices. Est-ce – ou était-ce – vrai naguère dans certaines régions de France, dont le Morvan où j’ai connu plusieurs personnes dont le prénom usuel n’était pas celui de leur état-civil ou de leur baptême !
Anecdote attristante : « Mettre le feu à quelqu’un cela ne se fait pas ». Non ce n’est pas une plaisanterie d’un humour douteux, mais la réflexion d’une jeune fille interviewée à la télévision à la suite du décès d’une autre jeune fille qu’un individu avait arrosée d’essence avant de mettre le feu. « Cela ne se fait pas », comme elle aurait dit pour « mettre son couteau dans sa bouche » ou « lécher son assiette à table ». Il s’agit là d’une déflation du langage.
DIALECTE : Lyautey disait qu’une langue c’était un dialecte qui avait réussi, qui avait une marine et une armée ! Plus scientifiquement on peut dire que des gens qui parlent des dialectes de la même langue parviennent à se comprendre avec un peu d’effort (voir dialectes alémaniques) quand ils ne se comprennent plus il s’agit de langues différentes, même s’il existe des similitudes. Le sicilien est un dialecte de l’italien, le français est une autre langue. L’afrikaner après avoir été un dialecte du néerlandais est peu à peu devenu une langue à part – même si aujourd’hui on tente un rapprochement.
Un JARGON est une manière de s’exprimer qui tout en utilisant les termes de la langue « académique » leur a donné une acception qui n’est comprise que des membres du groupe, de la coterie. Toutes les professions ont leur jargon, avec une profusion de sigles, qui sont tellement acceptés que ceux qui les utilisent ont parfois du mal à les développer ! Jargon de l’E.N. : L’APEL a rencontré la FEN pour déterminer le rôle des CPI dans les zones sensibles et les classes pré-professionnelles de niveau ! Chacun a en tête toutes ces expressions. On pourrait même se demander si elles ne constituent pas un langage secret qui soit compris des seuls initiés et hors de la portée des béotiens.
L’ARGOT qui désignait naguère la langue de la pègre est aujourd’hui surtout une langue très familière, parfois, comme le jargon, utilisé par un groupe social particulier, comme le verlan (on avait autrefois le javanais, ou le louchébem !). Les mots d’argot parfois passent dans la langue classique, parfois restent « argotiques » au cours des siècles (comme les mots à connotation sexuelle ou faisant référence aux fonctions corporelles, ou des mots plus innocents comme bouquin) et le plus souvent disparaissent. En fait on devrait dire « les argots » par exemple argot militaire anglais formé de mots hindoustani comme blighty ou bundook, et argot militaire français dérivé de mots arabes ou Indochinois : caoua, faire fissa, maoulen ! Quelle leçon d’histoire coloniale ! Et que dire de la langue des banlieues ?
Le PATOIS désigne surtout un langage rural, dénaturé et vulgaire par rapport à la langue. A la différence d’un dialecte, il ne semble pas obéir à des règles bien précises. Ceux qui l’utilisent ont bien conscience qu’il s’agit d’une forme bâtarde de leur langue qui n’a d’ailleurs cours que dans une aire géographique limitée.
Dans le passé certaines langues manquaient de prestige dans le pays même où elles étaient langue maternelle de la plus grande partie de la population. Ce fut le cas de l’anglais, jusqu’à une date relativement récente au regard de l’histoire, où les aristocrates anglo-normands s’exprimaient en français alors que les paysans saxons utilisaient la vieille langue (c’est, comme l’a montré Walter Scott l’origine des mots différents pour désigner l’animal sur pied de sa viande : vieil anglais pour les animaux sur pied qu’élevaient les paysans, français pour la viande qui apparaissait sur la table (ox/beef – calf/veal – sheep/mutton – deer/venison…). Jusqu’à une date relativement récente les menus de la Chambre dess Communes étaient rédigés en français, et les crieurs publics – qu’in ne voit plus guère que dans les manifestations folkloriques – commencent toujours leur appel par « Oyez ! » ‘du verbe ouïr qu’ils prononcent tout de même « oh Yes ».
En Russie au XIX° siècle, les aristocrates parlaient français et n’utilisaient le russe que pour parler aux domestiques. La jeune Sophie Rostopchine, qui n’était pas encore Comtesse de Ségur connaissait mieux le français que le russe, et une de ses sœurs, écrivant à son père, disait : « Papa, vous m’écrivez en russe, je vais donc vous répondre dans cette langue, mais vous voudrez bien excuser mes fautes, car je connais mal le russe" » La bonne Comtesse de Ségur elle-même explique tout de même à ses petits enfants qu’en russe il n’y a pas de mots pour « cousin » et que l’on dit « frère au second degré » et le petit cousin est un « frère au troisième degré ».
Le patois tout de même a le mérite de mieux décrire les quotidiennes réalités de la vie rurale. Le petit Lili de la Gloire de Mon Père (Pagnol) » dit « des micropes (sic) j’en ai pas, je sais même pas comment ça se dit en patois » !
Le SABIR Dérivé du français, de l’arabe, de l’espagnol est (ou était) le jargon du commerce sur le pourtour de la Méditerranée. Le mot sabir vient de l’espagnol « saber », savoir, et il a été immortalisé par Molière dans Le Bourgeois Gentilhomme. « Mi non sabir…Si ti sabir, ti respondir » dit le Muphti !
Le regretté René Etiemble, inventeur du terme « franglais » parlait aussi de « sabir atlantic » !
Le PIDGIN jouait le même rôle en extrême orient et dans le Pacifique. L’origine du mot serait la prononciation chinoise du mot anglais « business ». Il est l’une des trois langues de la République du Vanuatu (anciennement Nouvelles Hébrides) « Planti Pikinini Makem Planti Wok » disait dans ce pays l’affiche incitant les parents à ne pas avoir trop d’enfants (planning familial).
Le CREOLE se distingue des dialectes et autres pidgins, en ce qu’il obéit à des règles précises, qu’il est langue maternelle à structures stables et qu’il est – dans sa forme dérivée du français – langue officielle aux Seychelles, à Maurice et à Haïti.
LANGUE ET TRADUCTION
De nombreux profanes semblent croire que traduire consiste à mettre un mot de la langue d’arrivée à la place d’un mot de la langue de départ. C’est ce que fait la multitude de « traducteurs » bon marché ou même gratuits, que l’on trouve sur Internet ou dans les magasines d’informatique. En fait le mérite de ces traducteurs c’est de donner une vague idée du sujet traité : je saurai s’il s’agit de la recette du canard à l’orange ou de la notice de réparation de ma machine à laver, mais c’est à peu près tout ! Il s’agit donc d’une aide, peut-être utile, mais bien sommaire encore. A Besançon une branche de la Faculté des Lettres étudie les possibilités de traduction par l’informatique, mais pour l’instant il semble que seuls les énoncés très simples puissent bénéficier d’une traduction sans défaut.
Quoi qu’il en soit et bien que je répugne à utiliser le mot « jamais », il reste bien improbable que l’on puisse un jour rendre toutes les subtilités et toutes les résonances d’une langue dans une autre.
D’abord par la structure des langues elles-mêmes. Si je compare le français « j’ai dix ans », avec l’anglais « I am ten » on voit que pour le français l’âge est une possession, un avoir, alors que pour l’anglais il est un état, un être.
En anglais l’adjectif possessif dépend du genre du possesseur. Tout ce qui appartient à un homme sera his, à une femme her, à un animal ou à un objet its. En français c’est exactement l’inverse : on dira : son chapeau, sa chemise, son assiette, son couteau, sa maison! C’est comme si la chose possédée était plus importante que le possesseur, qu’elle le dominait en quelque sorte.
Une certaine lenteur que l’on attribue volontiers aux Allemands ne viendrait-elle peut-être pas du fait que le verbe soit rejeté à la fin des phrases. Pour comprendre son interlocuteur et pour se faire comprendre de lui il faut donc une certaine patience !
Si ce n’est pas le cas, en tous cas la question mérite d’être posée.
Ensuite par le contexte culturel lui-même. Si je lis breakfast et que je traduise petit-déjeuner, j’ai fait une traduction parfaite, mais ai-je bien rendu la réalité des choses : les céréales, le « bacon and eggs » d’un côté, le café au lait, croissants et tartines de l’autre !
Le clochard et son litre de rouge : intraduisible littéralement. D’abord « litre » en anglais n’a pas de coloration sociale ou affective. « A liter » c’est tout simplement 100 cl, et si je dis « bottle or red wine », je passe dans un autre type social, le vin étant une boisson de luxe ! Un traducteur que je salue avait traduit par « a bottle of CHEAP red wine ». C’est ce « CHEAP » (bon marché) qui faisait toute la différence ! – le mot d’argot « plonk » aurait pu aussi convenir sans doute !
En français je remonte la pendule, je vois les poids monter (d’ailleurs on disait autrefois monter la pendule). En anglais on wind la pendule, on enroule, et l’on voit le cordon s’enrouler autour du tambour, c’est la même chose, mais sous un éclairage différent.
Si je demande à un étudiant de traduire « Les cantonniers sont en train de casser la croûte » et qu’il me dise « The roadmenders are having a snack » je ne peux que lui donner 20/20.
Et pourtant…et pourtant :
Cantonniers : plutôt bruns, hâlés par le soleil, portent un bleu, sont employés par le canton (organisation administrative). On ne peut pas comprendre le mot « cantonnier » si on n’en a pas l’explication.
Roadmenders : au teint rouge, comme ceux qui vivent au grand air et sous la pluie fréquente. Usent leurs vieux vêtements (autrefois il n’était pas rare d’en voir en costume trois pièces !). Pas de référence au statut administratif, mais « roadmenders » a un sens transparent quant au travail effectué.
Casser la croûte : Très concret, on voit, on entend, craquer la croûte de la baguette de pain. Le pain s’accompagne de saucisson, de charcuterie, de fromage, et on boit un coup de rouge !
Snack : Des sandwiches de pain anglais, semblable à notre pain de mie, sandwiches aux œufs, au fromage (chester et surtout pas camembert), jambon peut-être, mais pas saucisson. On boit du thé apporté dans une Thermos ou même préparé sur place avec une petite bouilloire et une petite théière en aluminium, etc.
Et d’ailleurs ce « casse-croûte » ou ce « snack » seraient bien différents en Afrique du Nord, au Japon ou en Chine !
Ceci serait tout aussi valable dans un même texte lu en un autre siècle. Qu’aurait-on compris en 1900 ou peut-être même en 1950 en lisant les expressions vache folle, quartier sensible, cadre supérieur, télévision numérique, Université pour Tous…IUFM ?
Et essayez donc de traduire Les Brèves de Comptoir dans une autre langue !
On nous avait demandé il y a quelques années de traduire une notice sur les classifications des ouvriers de l’industrie et on a été étonné de voir que OS, OP1, 2, 3, exigeait non pas une traduction, mais un véritable explication.
Les traductions de la Bible sont un exemple intéressant, car on est passé par différentes étapes pour aboutir aux traductions en langues modernes. Par exemple nous prenons au sens littéral l’expression « œil pour œil et dent pour dent », en en faisant la loi du talion. En fait ce que dit le texte original c’est « la VALEUR d’un œil pour un œil, la VALEUR d’une dent pour une dent » - ce n’est plus du tout la même chose ! Dans un cercle d’études bibliques on peut parfois passer longtemps sur une petite phrase. Il est question des apôtres et le texte (Bible de Jérusalem) dit « … et il les servait ». On discute à perte de vue sur cet imparfait : le passé simple «..et il les servit » ne conviendrait-il pas mieux ? On regarde cette même Bible en anglais et on lit « …and he served them » : avec le prétérit anglais, la question ne se pose même pas !
Il y a dans chaque langue des « lacunes », c’est à dire des notions qu’il est difficile d’exprimer par un seul mot. Par exemple le mot « oncle » désigne aussi bien le frère de votre père que le frère de votre mère ou le mari de votre tante qui elle même, et… Certaines langues ont des mots différents pour chaque degré de parenté. Même chose pour « belle-mère ». Difficile de trouver un mot pour « home ».
Quant à la musique de la langue, à sa poésie (en prose comme en vers), il est très difficile, pour ne pas dire impossible de la rendre dans une autre langue. Souvenons nous de ce fantaisiste (Fernand Raynaud) qui racontait « La Table de Multiplication ». L’enfant se souvenait de la musique mais il ne se rappelait pas les paroles ! C’était une histoire qui se racontait en français, et dans une autre langue paroles et musique auraient été bien différentes ! C’est pourquoi les anglophones qui connaissent tous Les Misérables et Notre Dame de Paris sont tout surpris quand on leur dit que Victor Hugo est le plus grand poète français … et que les Français sont étonnés quand on leur dit qu’Edgar Poe est surtout connu comme poète aux Etats-Unis et que The Raven est une oeuvre célèbre partout où l’on parle anglais !
Les noms mêmes des fruits tropicaux; indépendamment de leur goût ont toujours eu pour moi des noms charmeurs. Parmi mes préférés les lychees, mangoustans, lanzones, mangues, ramboutan, fruit de l’arbre à pain, chempedak, tarap, durian, pomelo, orange verte, langsat, duku, goyave, ananas, fruit dragon, certaines langues ont plus de charme que d'autres
"En irlandais, c'est toujours beau. Tu dis 'carottes râpées' en irlandais, je pleure" (J-M. Gourio, Brèves de Comptoir).
La façon de se saluer est également révélatrice d’une civilisation, d’un mode de pensée. « How are you » (comment êtes-vous, bien ou mal), « Comment allez vous » sous entendu hélas : à la selle) : en anglais comme en français importance de l’état de santé de l’interlocuteur, et en Thaïlande « Avez vous mangé » : importance de la nourriture, en irlandais « que Dieu et Marie soit avec vous » importance de la religion, etc…
Chacun a des mots qu’il préfère par leur consonance et non pas seulement par leur sens : « saperlipopette », « croque-mitaine » ou « funérailles » sont de ceux là !
Le mot swahili "kali" comme dans un chien kali (en colère) un couteau kali (très aiguisé) un curry kali (très épicé). Un mot très intéressant est un mot arabe: “tadhea” En français on pourrait peut-être le traduire par “souffrance consciente” ce qui ajoute tout une armée de sens accessoires qui n’existent pas en arabe où le mot signifie choisir consciemment quelques chose qui vous causera des difficultés, parfois de grandes difficultés, mais que vous ferez quand même parce qu’il le faut. Ce sera par exemple une femme qui choisit de ne pas reprendre son travail parce que son père ou sa mère ne peut être laissé seul et qu’il est impossible de trouver un foyer pour cette personne âgée. On trouvera facilement d’autres exemples, en gardant qu’en arabe il n’y a pas la moindre notion de masochisme dans le mot, et que nous n’avons pas, en français, de mot qui corresponde exactement au sens du mot arabe.
En arabe aussi les mots « vieux » et « vieille » exprime une nuance de respect. Une dame âgée de ma connaissance était à l’hôpital. Elle reçoit la visite d’un Arabe qui avait travaillé dans sa ferme en Algérie. Il demande à voir « la vieille » : indignation du personnel de l’hôpital ! Pour lui, c’était un terme de respectueuse affection.
Ce qu’il faut retenir c’est que outre le plaisir de la musique des mots étrangers nous pouvons enrichir notre langue en empruntant à des langues étrangères des mots qui servent à exprimer des concepts qui n’existent pas chez nous.
Même, comme nous venons de le voir, des mots de tous les jours peuvent avoir un sens différent selon le a langue où on les exprime. Nous disons “pain”, à l’anglais, à la française, à la turque ? nous disons “Rome”, pensons nous à la Rome antique, où le nom évoque-t-il l’Eglise et le Pape, ou encore le Traité de Rome? Peut-être si nous arrivons un jour à lire l’étrusque, comprendrons nous pourquoi sourient les couples que l’on voit sur les tombe – peut-être pas. Quand les tablettes sumériennes ont été traduites, il a semblé qu’il s’agissait de comptes commerciaux. Et si c’était des poèmes ou des psaumes?
Il y a même un équivalent de la peinture abstraite dans le langage. Devant la peinture abstraite on peut dire « c’est beau, mais qu’est-ce que cela représente ? ». Devant un texte en « nonsense » (encore un mot difficile à traduire) on peut éprouver le même sentiment. Les maîtres anglais sont Edward Lear et Lewis Carroll, mais nous avons aussi Alfred Jarry ou Jean Tardieu (Un mot pour un autre) : fiel, mon zébu =>ciel, mon mari
Le sabre glissé dans les chambranles de la grande Fédora (obscène).
" Tel qui roule radis, pervenche pèlera " Racine, les Plaideurs.
" fourreur de pompons " coureur de jupons
" ramasseur de quilles " ramasseur de filles
" brin de mil " grain de sel
Le lecteur spectateur est amené à traduire. Le public rit de l’écart entre le mot proposé & le terme habituel surtout si cet écart est tendancieux (valeur obscène). Cependant ;
*certaines expressions restent intraduisibles : " Allez jouer des escarpins sur leurs mandibules ".
" Allez repiquer vos limandes & vos citronnelles ".
Toucan =Boucan
Corniche =Godiche
Bobèche =Pimbêche
Sautoir =Sauteur
Serpolet =Paltoquet
Iodure =Ordure
Citronnelle =Péronnelle
Croupir =Déguerpir
Se déboucher =Se dépêcher
Cette ressemblance des sonorités laisse parfois deviner un sens obscène : " A votre place monsieur, je préférerais la vieille popote qui fait le lutin près du Pont-Neuf ".
LANGUES ET POLITIQUE.
Les nations dominantes ont toujours essayé avec un succès plus ou moins grand, d’imposer leur langue aux peuples dominés.
C’était vrai des Romains en Gaule (avec grand succès et très peu de mots gaulois nous sont parvenus. On pense à charrue, à bouc, à sapin, à quelques termes géographiques comme combe ou dunum (forteresse élevée ou colline) que l’on retrouve dans des noms de villes comme Verdun, ou Lugdunum - la forteresse du dieu Lug, aujourd’hui Lyon…. C’est vrai des Anglais en Irlande, des Allemands en Alsace, des Français en Bretagne, etc.. (anecdote cocassement paradoxale de « la vache », équivalent approché du bonnet d’âne.
Il s’agissait de renforcer la cohésion nationale, la centralisation, et aussi, de manière plus subtile d’imposer un mode de pensée, tant il est vrai, comme l’a démontré Joseph Vendryes dans Le Langage (1921), que langage et pensée sont indissociables.
Si l’on parle la langue du conquérant, on finit par penser comme lui, par non seulement accepter sa façon de voir les choses, mais y adhérer complètement ou tout au moins dans une large mesure.
Une certaine lenteur que l’on attribue volontiers aux Allemands ne viendrait-elle peut-être pas du fait que le verbe soit rejeté à la fin des phrases. Pour comprendre son interlocuteur et pour se faire comprendre de lui il faut donc une certaine patience !
Si ce n’est pas le cas, en tous cas la question mérite d’être posée. Comme mériterait la question de savoir dans quelle mesure la langue et la mentalité des peuples conquis a pu influencer la mentalité des conquérants.
Un exemple intéressant est celui du Maghreb et particulièrement de l’Algérie, où malgré la décision du « tout Arabe » imposé par le gouvernement il y a plusieurs années, le français continue à être parlé et enseigné, et de récentes manifestations ont montré les manifestants brandissants des pancartes en arabe, certes, mais aussi en français.
Quant au peuple conquis, il cherche dans sa langue interdite un espace de liberté, une libération par rapport au conquérant. Une des premières décisions du gouvernement irlandais après l’indépendance fut de remettre à l’honneur la langue gaélique, parfois même en en imposant l’usage, comme en en rendant la connaissance obligatoire pour le moindre emploi public et en l’imposant dans tous les examens. Le gouvernement est en grande partie revenu sur ces exigences en en constatant le peu d’efficacité.
Cependant les élus et fonctionnaires irlandais aux instances européennes sont très heureux de pouvoir parler irlandais entre eux ; : il sont à peu près certains que personne d’autre ne les comprend - et surtout pas les Anglais! Dans les pays d’au delà du Rideau de Fer, l’URSS avait imposé l’étude de la langue russe comme première langue étrangère, mais les élèves y mettaient une grande réticence. Après la révolte des Hongrois de 1957, de nombreux Hongrois s’étaient réfugiés en France, dont des jeunes scolarisés à Besançon. Naïvement j’avais complimenté le professeur de russe du Lycée Victor Hugo sur la chance qu’il avait d’avoir d’excellents élèves ; Il m’a vite détrompé en me signalant que ces jeunes Hongrois manifestaient leur résistance en rejetant l’enseignement du russe ! Nous avions eu une situation analogue en France pendant la dernière guerre et l’on s’inquiétait du piteux état où se trouvaient les études germaniques universitaires en 1945 !
CONCLUSION
De ce qui précède découle le fait que connaître des langues étrangères, quelle que soit votre langue maternelle vous apporte un supplément de pensée, une autre manière de voir les choses et certainement une plus grande tolérance, car on voit qu’on peut avoir différents points de vue. On sait alors que la façon d’appréhender le monde peut être différente ailleurs que chez soi, sans que cette façon soit moins bonne que la notre. Inversement on comprend que ne connaître que sa langue maternelle est extrêmement réducteur, et que les peuples et les individus qui négligent les autres langues, qui refusent cette ouverture, sont semble-t-il plus étroits d’esprit, plus intolérants que ceux qui font l’effort au moins de s’initier à une ou plusieurs langues étrangères. On comprend aussi qu’une langue ne peut être dissociée de la civilisation qu’elle exprime, et que pour connaître une langue il faut connaître aussi la civilisation du peuple qui l’utilise. Les liens de langue entre des peuples différents sont toujours très forts. Un Français ne se sent pas vraiment étranger à Genève ou à Montréal. Un Américain est à l’aise à Londres ou à Sydney.
1 . http://comtessedesegur.ifrance.com