La Bastide
Catherine Delamarre
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En escrime comme en d’autres matières, on ne prend que rarement l’adversaire de plein front. Son inattention passagère permet les coups droits, espaces blancs fugitifs entrevus par chance, visibles à distance par les meurtrières d’une muraille solide.
La bastide se dresse au centre d’une grande prairie, parc sans arbres et sans fleurs, lieu uniformément désert. Etendue verte, calme, où l’œil ne peut pas s’accrocher. Château blanc, lisse, aux tourelles fines, aux fenêtres en ogive, aux portes arrondies. Sous le porche, des gens en armes commencent à se réunir.
Midi. La lumière baigne la bastide, perchée sur une petite colline d’herbe. Peu à peu le noyau d’hommes en armures se fait plus dense, presque grouillant. Ils portent de lourds boucliers, où des lions s’apprêtent à bondir, où des soleils étendent leurs rayons tremblants, où des salamandres s’agitent dans les flammes sans jamais brûler.
Les grandes salles de la bastide sont encore vides. De larges tapisseries, images de scènes bibliques, pendent sur les murs de pierre. Certains se perdent dans leur contemplation, pensifs, oublieux de ce qui reste à accomplir. D’autres, à l’extérieur, s’acheminent d’un pas décidé vers le lieu des combats. Mais ils ne font que bouger, sans vraiment prendre part à ce qui est essentiel.
Certains combattent déjà. Refermant les visières de leurs casques, ils soulèvent leurs lourdes lances, confiants dans leur force intuitive. D’autres les regardent, ils respirent leur virilité, leur élan, et l’on sent que sous leur carapace, leurs poitrines se gonflent, de peur de s’asphyxier. Plus loin, un petit groupe à l’écart se prépare pour une action juste, donc réfléchie. Leur démarche se fait lente mais assurée, leur poids reposant sur la jambe droite, puis la jambe gauche. Ce sont les plus discrets, ceux qui font le tour de la bastide, avant.
Mais la foule se presse. Entre les hommes qui se précipitent avant de rater l’obstacle, ceux qui cent fois miment la bataille avant de la livrer, ceux qui portent des armes trop pesantes et déjà s’épongent le front. Ceux qui n’ont pris aucune arme, et tâchent de combattre par gestes, par ruses, comme si ils faisaient tourner de larges roues invisibles. Ceux qui hurlent, dont le cri guttural se perd vers l’horizon. Ceux qui pérorent, qui bavardent et lancent des éclats de rires qui se perdent dans l’espace. Ceux qui marmonnent, psalmodient, ceux qui partent habillés de sombre, ceux qui ont revêtu leur habit de lumière. Ceux qui vont vite, alors que d’autres progressent avec lenteur.
Déjà la bataille a lieu, à l’extérieur de la bastide. Des cavaliers au maintien rigide, à l’expression grave, restent dans l’enceinte et observent. Dans leurs yeux pâles on peut voir le reste des hommes en armes. Quelques-uns poursuivent des lapins, ils ont simplement oublié pourquoi ils étaient venus. D’autres se recommandent à Dieu, le visage tourné vers la lumière qui se reflète dans les boucliers posés à terre.
Certains se regroupent, d’autres ont commencé à combattre. Seuls. Puisque de toute manière la bataille est intérieure
Il y en a qui se battent avec les rouages de leur esprit, tandis que d’autres se mesurent à la force pure. Au début, on perçoit comme une musique, un chant de bataille à l’orgue, rythmé, brutal. Et puis le son peu à peu s’évanouit. Les musiciens tombent, les uns après les autres.
Dans la bastide, une dame, perchée sur un trône, entourée de tentures noires où des soleils d’or percent les ténèbres, préside et rend la justice. Elle s’appelle Blanche. Elle explique à qui veut l’entendre que ces gens sont là pour régler leurs affaires. Très peu osent passer sous la porte gothique qui commande l’entrée. Parmi ce petit nombre, entré par volonté pure ou par simple égarement, une bonne partie s’attarde dans un petit jardin, se recueille auprès des fontaines. D’autres se promènent, serrant un petit livre. Certains, immobiles comme la mort, attendent le moment propice.
On ne perçoit plus le martèlement des chevaux dans cet après-midi torride. La dame regarde, appuyée contre une fenêtre en ogive. Dérisoire bataille, où personne ne commande. Dérisoire bataille, où l’ennemi est partout et nulle part. Faut-il combattre ou se laisser porter ? Faut-il briser l’arc de l’entrée ou au contraire le suivre, en caresser les moindres courbures, de peur de voir la porte se refermer ?
La dame, entourée par ceux qui veulent connaître l’issue du combat, garde le silence. Devant cette foule sans coordination, il n’y a rien à dire. Elle désigne les grandes planches de papier blanc qui jonchent les dalles, où sont inscrites les destinées de chacun. Elle semble faire comprendre que la plupart de nos vies sont interchangeables. D’un pas vif elle fait le tour des salles, son long manteau forme une traîne derrière elle.
Dans le silence, la pesanteur, elle prête à peine attention à ces désordres, aux chuchotements, aux itinéraires trop courts de ces petits individus trébuchant dans le soleil, qui sur la pelouse sans fleurs et sans arbres viennent régler leurs affaires.