Une femme disparaît
ou Hitchcock vu par Clément Rosset
Bertrand Bailly
Dans Loin de moi, Clément Rosset utilise un film d'Alfred Hitchcock, The Lady Vanishes, « Une femme disparaît », tourné en 1938. Le philosophe veut illustrer dans son étude sur l'identité la thèse suivante : c'est toujours une déficience de l'identité sociale qui vient perturber l'identité personnelle, et non le contraire. Cet exemple est repris ici dans une problématique de l'identité en proposant quelques détails et précisions supplémentaires au sujet de ce film policier passionant.
Les personnages principaux sont :
Miss Froy, une femme âgée, bonne d'enfants, anglaise.
Irish Anderson, une jeune femme, américaine.
Gilbert, un correspondant et journaliste, anglais.
Docteur Hartz, un médecin de l'hôpital national.
L'histoire commence dans un hôtel alpin isolé, dans un pays du centre de l'Europe. A cause de la neige et du vent sans doute, les nouvelles sont rares mais on sait que le train en direction de Bâle est bloqué à Budapest et arrivera demain. Les personnages vont passer la nuit sur place et prennent pension au fur-et-à-mesure. Il y a notamment Irish Anderson, une riche américaine un peu candide qui se rend à Londres pour se marier.
Le soir, la veille du départ, certains voyageurs mangent au restaurant de l'hôtel. C'est ainsi que l'on découvre Miss Froy dont on apprend qu'elle quitte le pays avec nostalgie pour rejoindre également Londres, après être restée une dizaine d'années dans le pays comme accompagnatrice d'enfants. Miss Froy est la femme qui va disparaître au cours du voyage en train.
Après le dîner, Miss Froy et Irish Anderson se rencontrent pour la première fois dans l'hôtel, elles se plaignent de la forte musique, jouée dans la chambre du dessus. Le musicien s'appelle Gilbert, et malgré son talent et son charme, il apparaît comme quelqu'un d'entêté et sûr de lui. Il va accompagner et conseiller Irish au cours de cette aventure.
Le lendemain matin, le train est en gare et Miss Froy s'arrange pour voyager avec Irish dans un compartiment de six personnes. Afin de faire plus ample connaissance, les deux femmes décident de déjeuner ensemble au wagon-restaurant ; là Miss Froy, à cause du bruit dans le train, décline son identité en écrivant son nom sur la vitre embuée à côté de la table. Lorsqu'elles reviennent dans le compartiment, Irish s'endort, et à son réveil, elle constate que Miss Froy n'est plus là en face d'elle. Aussi questionne t-elle ses voisins mais aucun ne répond avoir vu Miss Froy, ni même aucune autre femme d'ailleurs. Irish est inquiète car elle ne sait pas pourquoi ils affirment cela, et de plus, elle ignore où est bien passée Miss Froy. Même le serveur du restaurant, croisé quelques moments auparavant, dit qu'il n'a point aperçu Miss Froy. Pourtant Irish se souvient d'elle et peut garantir que Miss Froy existe bel et bien en chair et en os, qu'elle est réelle quoique son existence soit mise en doute par son absence et par les propos des autres. Irish s'agite naturellement et finit par rencontrer Gilbert qui ne peut la laisser ainsi paniquée. Il cherche à comprendre et s'exclame d'un air intéressé et amusé : « Tous ne l'ont pas vu ! » (1) , ce qui le motive à aider Irish dans la suite de sa recherche.
Dans le couloir, ils tombent nez-à-nez avec le Docteur Hartz, médecin à l'hôpital national, qui doit prendre bientôt en charge un malade dans le train. Le Docteur tente de convaincre Irish qu'elle s'est probablement trompée au sujet de cette femme dénommée Miss Froy, et ce probablement à cause d'un choc à la tête juste avant le départ du train. Miss Froy serait une fiction et son existence hallucinée. (2) En effet, elle seule semble s'en soucier tandis que les autres voyageurs restent indifférents à l'absence de Miss Froy, parfois pour des raisons futiles, comme ces deux anglais qui ne veulent accorder leur concours étant donné qu'ils pourraient manquer un match de cricket en Angleterre.
Quelques minutes plus tard, le train s'arrête comme convenu pour transférer la patiente du Docteur tandis que Irish et Gilbert observent de chaque côté du train en espérant peut-être apercevoir Miss Froy. Il n'en est rien. Néanmoins, juste après le départ, une femme vient vers eux et certifie avoir bien vu Miss Froy qui serait assise dans son compartiment. Irish et Gilbert se précipitent et effectivement une femme est présente mais, avec stupéfaction, Irish ne reconnaît pas immédiatement Miss Froy. En outre, la femme se nomme elle-même Madame Kummer alors que l'autre femme soutient que c'est Miss Froy. Très troublée, Irish projette le visage de Miss froy sur Madame Kummer : la vraie Madame Kummer serait alors remplacée par la fausse Miss Froy. Le Docteur explique que Miss Froy existe mais dans le subconscient d'Irish en tant qu'image projetée sur une autre personne réelle. A ce point qu'il n'est plus sûr qu'Irish eût réellement affaire à Miss Froy. (3) En fait, Irish a besoin d'un autre témoignage pour s'assurer de l'existence de Miss Froy pourvu que celui-ci concorde avec la réalité, grâce notamment à sa précision. En découle un autre registre de questions car l'existence réelle est maintenant subordonnée à un jugement impliquant une croyance en la vérité d'une existence : Irish croit-elle à l'existence de Miss Froy, ou bien encore, faut-il qu'elle n'y croit pas ? Un simple témoignage n'est pas suffisant quand il y a une substitution de personnes avec une projection d'identité. Pour Irish, la préoccupation est le mensonge des autres. Mais ont-ils la vérité ? Sont-ils même capable de véracité ? C'est pourquoi, Gilbert lui assure son soutien avec une décontraction affichée : « Laissez-moi vous guider ! »(4), dit-il, laissant entrevoir, qu'en ce domaine, une initiation est salutaire pour la jeune femme.
Ils retournent au restaurant et s'installent à la table d'Irish. Au cours de la conversation, Irish remarque soudainement sur la vitre de la fenêtre le nom de « Miss Froy », marqué par Miss froy de sa propre main, se souvient-elle encore une fois. Irish veut le montrer à Gilbert mais, un bref instant plus tard, le train passe sous un tunnel et Gilbert ne peut entendre l'explication. Comble de malheur à la sortie du tunnel, le choc thermique efface le nom sur la vitre ; l'indice de l'existence est volatilisé et la monstration reste lettre morte. (5) Irish est complètement sous le choc car, elle, elle l'a assurément vu et sa mémoire est ravivée ; en quelque sorte, l'évènement remémoré appuie péniblement sur le symptôme, d'où son évanouissement face à cette difficulté mentale, non sans avoir préalablement alerté les passagers du train de l'enlèvement de Miss Froy.
La situation est claire maintenant : Miss Froy existe, bien que personne ne l'ait vue à part elle. Rien n'est résolu car où se trouve t- elle donc dans le train ? Il va dorénavant s'ensuivre la résolution de l'énigme par la collecte d'indices, par exemple les lunettes de Miss Froy, et surtout la révélation progressive des nombreux complices de l'enlèvement de Miss Froy. Gilbert a trouvé en effet que Miss Froy a été substituée à la patiente du Docteur Hartz alors que la fausse malade prise en charge n'est autre que Madame Kummer. Dès que Gilbert veut voir le visage du nouveau malade, il se heurte à la mise en scène de l'équipe médicale et pourtant, une infirmière va quand même lui donner un sérieux coup de main en déjouant la tentative d'empoissonnement mise en place par le Docteur. Miss Froy est finalement libérée par Irish et Gilbert mais les comploteurs particulièrement malveillants ne veulent pas en rester là. Tout fini bien malgré tout puisque Miss Froy arrive à s'échapper, ainsi que ses compagnons, et l'on apprend à ce stade qu'elle appartient en fait aux Services anglais. L'histoire d'ailleurs se termine au Centre des Services en Angleterre, et ce pour le mieux.
1. « Tous », autrement dit, « Tous les autres sans exception ». Grâce à l'idée de totalité des autres, Gilbert peut donner à penser une structure qui fait monde, c'est-à-dire une structure-monde.
2. Dans cette structure-monde, Irish construit progressivement l'identité fictive de Miss Froy comme l'écho d'un problème réel, que celui-ci soit décliné en un problème psychologique, moral, métaphysique ou logique. D'un point de vue psychologique, Irish hallucine Miss Froy : dans un état éveillé, elle se trompe à cause d'une fausse perception puisqu'elle perçoit Miss Froy qui ne serait pas alors donnée dans la réalité. La présence réelle de Miss Froy dans la structure-monde n'étant plus garantie, le monde pour Irish devient étrange et sa conscience est peu à peu absorbée par certaines dimensions du problème.
3. On assiste à une altération de plus en plus marquée de la structure-monde. Au fur-et-à-mesure que l'existence réelle de Miss Froy est invalidée par un faisceau d'indices concordants, c'est comme si Miss Froy subissait un autruicide par les autres du monde. En effet, c'est finalement une destruction des mondes possibles donnés par et dans l'existence même de Miss Froy : elle n'existe plus et n'a peut-être jamais existé réellement - des mondes s'écroulent.
Le problème se transforme en un problème logique et les questions doivent être reformulées en une seule : quelles sont les conditions pour que Miss Froy existe réellement ?
4. Gilbert, par sa présence, est celui qui empêche l'aboutissement de la destruction de la structure-monde. Par son existence, il empêche que l'altération soit radicale et, par son attitude, il montre qu'il n'est pas souhaitable de s'épuiser dans une recherche du sens et de la vérité. Il convient simplement de laisser fonctionner la structure-monde à l'aide, par exemple, du sentiment de confiance : « Faites-moi confiance Irish ! », veut dire en fait Gilbert. En ce sens, il est un ami d'Irish.
5. C'est sans doute le summum, certes dans la trame du récit, mais également dans la constitution de la structure-monde. Miss Froy a définitivement empêché la dissolution de celle-ci en créeant une singularité par une détermination spatio-temporelle : elle a écrit son nom lors du déroulement de l'action et cet acte rétroagit sur la logique des événements. C'est un indice de son existence et la condition de son existence réelle : d'être à elle-même sa propre garantie d'existence et ainsi de montrer que son absence est bien une absence réelle. A ce titre, Miss Froy a bel et bien disparu.
Le nom de Miss Froy ne fonctionne là que pour Irish, sans par ailleurs signifier quelque chose de précis pour les autres. Remarquons que cette structure-monde fonctionne différemment entre Irish et Gilbert, et, entre Irish et Miss Froy. Dans le second cas, ce serait plutôt un fonctionnement par connivence entre les deux femmes, soit une entente complice, une affinité qui tend à les rapprocher les yeux fermés. Elles se comprennent mutuellement et, en ce sens, Miss Froy était déjà une amie d'Irish.
* Après une formation de mathématiques et de philosophie, Bertrand Bailly a enseigné celle-ci en Guyane pendant plusieurs années. Il s'est particulièrement intéressé à l'oeuvre et la pensée de Clément Rosset, auquel il a consacré une longue étude. Le texte ici présenté analyse la notion de sagesse tragique et de rapport au temps, tel que Rosset l'a développée dans ses premiers ouvrages.