Les Histoires de Raoul le Glabre
"Ipsius namque imperio maxima jam ex parte eventorum atque prodigiorum, quae circa et infra incarnati Salvatoris annum contingere millesimum descripseram".
(Rodulfus Glaber, Vita S.Guillelmi, 27)
"En effet, sous son autorité, j'avais déjà décrit la plupart des évènements et prodiges qui étaient advenus autour et en deçà de l'an mil de l'Incarnation du Sauveur".
Le garçon n'a pas douze ans. On le nomme Raoul -ou Rodulfe, comme on voudra. Conçu hors mariage, il porte en lui le péché de ses parents. Il est vif, intelligent, mais rebelle. Quel avenir pourra-t-on lui donner? C'est un oncle moine qui apporte la solution: faire entrer l'enfant dans les ordres, le donner au petit monastère Saint-Léger de Champeaux, où sans doute il vit lui-même 1. L'établissement abrite huit moines, de tous âges. Jusqu'en 994 c'était une petite abbaye indépendante. Cette année-là, on le sait, le duc Henri qui en était propriétaire l'a offert à Saint-Germain d'Auxerre
Pour l'enfant l'entrée au couvent est un déchirement dont, au soir de sa vie, il n'oubliera pas la violence: "Par la force d'un moine mon oncle, je fus arraché à la très grande perversité du monde alors que j'avais à peine douze ans, et je revêtis l'habit monastique". Ecartelé entre son appétit de vivre et la culpabilité qu'il porte, Raoul, que sa faible pilosité fera surnommer Glaber, "le Glabre", demeurera toute sa vie un instable, un mal soumis, prompt à se brouiller avec les moines ses frères. Ce caractère difficile fera de sa vie une errance entre différents monastères. Nous lui en connaissons six.
Il y aura cependant un miracle à Saint-Léger. Le petit couvent abrite au moins un moine lettré qui instruit les novices. Or l'enfant se révèle supérieurement doué. Il compose des vers, célèbre tel ou tel évènement, étonnant ses compagnons par ses dons littéraires. Enfermé dans son monastère, Raoul se passionne pour ce qui se passe au dehors, il écoute avidement les récits des pèlerins, des voyageurs de passage, faits et gestes des grands, merveilles et prodiges.
La discipline, elle, lui est de plus en plus pénible. "Je n'avais, écrira-t-il que l'habit de moine sans que mon coeur fût changé. Toutes les fois que les pères ou mes frères spirituels me donnaient de sages conseils, un orgueil farouche enflait mon coeur, comme un bouclier qui s'opposait à leurs remontrances. Indocile avec nos vieillards, importun aux moines de mon âge, à charge à nos jeunes frères, j'étais toujours sûr que ma présence était pour tous une gêne, mon absence une fête". Raoul le révolté, Raoul le mal-aimé ne supporte plus cette atmosphère de conflit permanent. Une nuit il fait un cauchemar, qu'il prend pour une vision:
"Je vis une nuit avant mâtines paraître devant moi, au pied de mon lit, un petit monstre hideux qui avait à peine figure humaine. Autant que je pus m'en assurer, il semblait avoir une taille médiocre, un cou grêle, une figure maigre, les yeux très noirs, le front étroit et ridé, le nez plat, la bouche grande, les lèvres gonflées, le menton court et effilé, une barbe de bouc, les oreilles droites et pointues, les cheveux sales et raides, des dents de chien, l'occiput aigu, la poitrine protubérante, une bosse sur le dos, les fesses pendantes, des vêtements malpropres; tout son corps enfin paraissait d'une activité convulsive et précipitée. Il saisit le bord du lit où j'étais couché, le secoua tout entier avec une violence terrible, et se mit à me dire: "Tu ne resteras pas plus longtemps ici!". Aussitôt je m'éveille épouvanté, et en ouvrant les yeux j'aperçois cette figure que je viens de décrire. Le fourbe grinçait des dents en répétant: "Tu ne resteras pas plus longtemps ici!". Je saute alors au bas du lit, je cours au monastère, je me prosterne au pied de l'autel de Saint-Benoît, et j'y reste longtemps étendu, glacé de crainte. Je commençai alors à récapituler scrupuleusement dans ma mémoire toutes les fautes, tous les graves péchés que j'avais commis depuis mon enfance, soit par négligence, soit par perversité. Je me rappelai surtout avec effroi que je n'en avais presque jamais fait pénitence, par amour du Seigneur ou par crainte de sa justice. J'étais donc plein de trouble et de confusion, sans pouvoir adresser à Dieu d'autre prière que ces mots: "Seigneur Jésus, qui êtes venu sauver tous les pécheurs, ayez pitié de moi, dans votre miséricorde infinie! "
La vision du jeune moine est cependant prémonitoire car ses relations avec les moines deviennent bientôt si mauvaises qu'il lui faut songer à partir. "Toutes ces raisons, et d'autres encore, déterminèrent les frères du monastère Saint-Léger à m'expulser de leur communauté, bien assurés toutefois que mes connaissances littéraires me procureraient aisément un autre refuge, car on avait déjà pu souvent en faire l'épreuve". Paroles écrites un demi-siècle plus tard, alors que le moine s'est définitivement fixé à Cluny. Mais imagine-t-on ce novice jeté sur les routes, brusquement privé d'appui en un temps où l'homme seul, l'homme sans protecteur est irrémédiablement condamné?
Raoul n'est pas allé loin. Sept lieues vers l'occident, vers la ligne bleue de la Côte bourguignonne. Une journée de marche, peut-être deux, avant d'arriver à Dijon. Tout au bout de la plaine, il a vu les vieilles murailles romaines, l'enceinte carrée aux trente-trois tours. Un peu plus loin, toujours vers l'ouest, il a découvert l'abbaye Saint-Bénigne, qui ressemble à un bourg fortifié, avec ses deux églises. Puis il a été reçu, admis à l'abbaye, que dirige Guillaume de Volpiano, le fameux "Supra Règle".
Lorsque Raoul parvient à Dijon, aux alentours de l'an mil, le terrible abbé a une quarantaine d'années. Après avoir réformé de nombreux couvents à la demande de l'évêque Brun de Langres ou du duc Henri, il multiplie les fondations monastiques. En 997, au cours d'un voyage en Italie, il a établi un monastère à Volpiano, sa patrie piémontaise, persuadant deux de ses frères de s'y faire moines. Il a baptisé l'endroit Fruttuaria, parce qu'il le veut fructueux, et il l'a placé sous le patronage de Saint-Bénigne, comme un double de l'abbaye dijonnaise. La dédicace se fera en 1003 avec le soutien de son cousin Otte-Guillaume et de son oncle le roi Arduin de Lombardie . A Dijon, l'église abbatiale n'est qu'un vaste chantier car, après avoir redécouvert le tombeau de Saint Bénigne* l'abbé a voulu complètement renouveler le vieux sanctuaire. Il a ramené des architectes d'Italie et projette une construction grandiose sur le modèle de Saint-Pierre de Rome et du Saint-Sépulcre de Jérusalem. Ce sera le prototype d'un art nouveau qui utilise largement la voûte et les correspondances symboliques.
Raoul est émerveillé par cette activité, par cette construction, par toutes celles qu'il découvrira un peu partout en Gaule et en Italie. Il en tirera une formule célèbre: "On eût dit que le monde entier, d'un même accord, avait secoué les haillons de son antiquité pour revêtir la blanche robe des églises".
Très vite le jeune moine a conçu une admiration sans bornes pour l'abbé Guillaume. C'est le père qui lui a manqué. Pourtant Saint-Bénigne est loin d'être un paradis. On y observe "la mortification de la chair, l'abjection du corps, les vêtements les plus simples, une nourriture sobre et parcimonieuse". Mais en regard de cette vie difficile, il y a l'extraordinaire personnalité, la foi transcendante de Guillaume de Volpiano. "Seigneur, disent les moines, donne-nous une foi aussi forte que celle du père Guillaume!". S'ils suivent fidèlement son enseignement, leur a dit l'abbé, les moines ne doivent rien redouter; ils sont à même de supporter toutes les difficultés de la vie. Sa méthode, typiquement bénédictine et clunisienne, est fondée sur la prière et la célébration. On pratique à Dijon des formes liturgiques très élaborées, où, tout au long du jour et de la nuit, interviennent rythmes et symbolismes savamment calculés. Aux cinq sens "par lesquels Dieu est offensé", correspondent cinq modes chantés "qui demandent miséricorde". Ainsi s'élabore-t-il un monde intermédiaire entre celui des vivants et celui de l'invisible. Raoul s'enthousiasme pour la beauté des chants de Saint-Bénigne, pour l'art et le savoir de Guillaume qui les dirige: "Il n'est arrivé à personne de chanter plus justement et plus parfaitement dans toute l'Eglise romaine".
Au delà de sa rigueur, de son savoir et de son art, Guillaume de Volpiano est aussi un homme sensible et compatissant. Un jour qu'il revient de son monastère de Vergy, au sud de Dijon, en approchant de Saint-Bénigne, il rencontre des gens en pleurs: un des serfs de l'abbaye a été condamné pour crime et il a été pendu. L'abbé se précipite alors vers la ville en répétant: "Jésus, Jésus, qui avez ménagé le larron sur la croix, ayez pitié!". Il ordonne qu'on dépende le malheureux, mais le corps déjà raide tombe lourdement sur le sol. "Lève-toi, dit Guillaume, le Seigneur l'ordonne!". L'homme ouvrira les yeux, finira par reprendre ses sens et se relever devant une foule en délire. Pour Guillaume ce miracle n'est que l'ordinaire: "Combien en a-t-il libéré en diverses provinces, du gibet ou d'une autre mort, tant par ses interventions qu'en les rachetant à prix d'argent?".
Si Raoul porte une telle affection à son abbé, c'est que Guillaume a su comprendre le jeune moine. Il a reconnu sa vivacité, ses dons littéraires. Il se l'attache, l'emmène dans ses déplacements, en fait plus ou moins son secrétaire. Conscient des attraits que le monde conserve pour son protégé, Guillaume lui propose un grand projet: faire le récit des "évènements et prodiges survenus autour du millénaire de l'Incarnation". Il ne s'agit pas tant de faire oeuvre d'historien que de rechercher à travers les faits extraordinaires le message délivré aux hommes par la divinité, afin qu'ils fassent pénitence et se convertissent. Car il leur semble que l'histoire s'accélère, "les faits se pressent avec une vivacité peu ordinaire depuis environ l'an mil de l'Incarnation"
L'oeuvre mûrira pendant de longues années et survivra à la séparation des deux hommes. Car Raoul se lassera des rigueurs de l'abbé. Alors que celui-ci ne cesse de lui reprocher ses "crimes", il se décide à quitter Saint-Bénigne: "Comme je le sentais aigri à cette époque, je partis dans un autre monastère, moins soumis à sa domination". C'est alors que lui vient une vision: "Une nuit, alors que je vivais là, il apparut à côté de moi, l'air bienveillant; il me caressait la tête de sa main et il me dit: «Je te demande de ne pas m'abandonner, si ton affection n'était pas feinte; je voudrais que tu travailles à ce que tu avais promis»; en effet, sous sa direction, j'avais déjà décrit la plus grande part des évènements et prodiges survenus autour et en deça du millénaire". Raoul reprendra donc le travail, mais il ne l'achèvera que vers 1047, après avoir composé une "Vie de Saint Guillaume" consacrée à l'abbé, et vécu dans bien d'autres monastères (Bèze, Moutiers-Sainte-Marie, Saint-Germain d'Auxerre, Cluny).
A l'image des chants de Saint-Bénigne, l'oeuvre se divise en cinq livres. Raoul prétend illustrer la doctrine de la "divine quaternité" ("notre corps est pourvu de quatre sens, plus le toucher, destiné seulement à les servir"). Le système des quaternités est une figure au sens caché, "qui peut servir à la compréhension de ce bas monde et du monde futur ou supérieur". Ainsi existe-t-il quatre Evangiles, quatre vertus, quatre éléments, quatre sens principaux. Des correspondances s'établissent: dans l'ordre "intellectuel", Raoul distingue la prudence, la force, la tempérance et la justice qui répondent aux quatre éléments, feu, air, eau, terre. De même l'histoire du monde se divise-t-elle en quatre époques, la dernière, depuis la naissance du Christ étant l'ère de la justice. Cette conception cyclique de l'Histoire, dérive de Jean Scot Erigène et des néoplatoniciens: tout vient de Dieu et tout doit y retourner. Elle inspire les moines de Cluny. Voici donc le propos de Raoul: "rappeler tous les grands hommes que nous avons pu connaître par nous-mêmes ou par des renseignements sûrs, et qui depuis l'an 900...se sont distingués par leur attachement à la foi catholique, ou aux lois de la justice".
Le plan de l'ouvrage est simple: le premier livre évoque brièvement les principaux évènements du Xe siècle, le second est consacré aux approches de l'an mil, le troisième au début du XIe siècle; le quatrième traite du second millénaire, celui de la mort du Christ, en 1033, et le cinquième aborde les évènement survenus depuis lors -jusqu'en 1046- ainsi que "diverses questions". En fait la chronologie est souvent imprécise et même parfois faussée pour mieux illustrer le propos. Il est vrai que Raoul Glaber cherche avant tout à édifier ses lecteurs, l'histoire n'étant pour lui qu'un prétexte. Ces distorsions se justifient si l'on distingue, comme le faisait autrefois Haymon d'Auxerre, le temps historique du temps prophétique. Le sens caché des évènements, leur logique profonde doit alors prendre le pas sur la chronologie.
Les modèles que notre homme se donne sont deux ouvrages du VIIIe siècle, l'Histoire ecclésiastique de la nation anglaise de Bède le Vénérable, et l'Histoire des Lombards de Paul Diacre. Mais à la différence de ces auteurs, Raoul se veut universel, "embrasser dans ce livre les évènements des quatre parties du monde". En réalité, si sa chronique s'intéresse à diverses régions d'Europe, à l'Italie, à l'Espagne, à l'Angleterre, à la Germanie, à l'Europe de l'est ou à la Palestine, elle demeure essentiellement centrée sur la Bourgogne et la Gaule du nord. Raoul a étudié la géographie à partir de ces cartes dites en "T-O" (mappae mundi), où le globe terrestre est représenté schématiquement. La croix du Christ (le T) divise le cercle du monde en trois continents: Europe, Asie et Afrique. La hampe du T symbolise la Méditerranée; la barre figure le Don et le Nil; Jérusalem, centre du monde se trouve à l'intersection. Cette orientation l'est en haut fait que la Gaule est représentée tout en bas "entre l'océan à gauche et les Alpes à droite; on la représente sous la forme d'un carré, quoique son étendue dépasse en longueur celle d'un carré véritable".
On retrouve aussi chez lui le goût des étymologies, chères à Isidore de Séville et aux maîtres auxerrois: "Le nom de Normands leur venait de cet amour du pillage qui les entraînaient des provinces septentrionales dans les pays occidentaux, car dans leur langue nord signifie septentrion, et mint désigne le peuple; c'est pour cela qu'on les appelle Normands, ou peuple du nord". Quant à Orléans, le nom viendrait selon lui de Oreligeriana, "sur la rive de la Loire" et non de l'empereur Aurélien "comme le croient légèrement certaines personnes".
Notre moine n'est d'ailleurs pas exempt de préjugés. Certes, il estime pareillement les Bourguignons et les Francs, "autrefois la nation la plus honnête". Mais il est partagé vis-à-vis des Italiens: leur nation est "perfide", car ils refusent de se soumettre à l'empereur; c'est du reste de chez eux que proviennent la plupart des hérésies. Les Grecs sont orgueilleux et présomptueux, toujours prêts à quelque machination. Raoul a sans doute de l'admiration pour les Espagnols qui combattent les envahisseurs sarrasins, mais il critique leurs rites religieux, qu'il juge à la limite de l'hérésie. Quant aux Aquitains et Auvergnats, ils sont "vains et légers, peu fiables dans les alliances" -il est vrai que c'est dans leurs provinces que la décomposition du pouvoir est la plus avancée. Les plus méprisés restent cependant les Bretons, qui vivent à l'extrémité "inférieure" (=occidentale) de la Gaule et qui affrontent régulièrement les comtes d'Anjou. "Toute leur richesse consiste dans l'affranchissement des droits du fisc, et dans le lait que leur pays fournit en grande abondance. Etrangers à toute espèce d'urbanité, ils ont des moeurs grossières, un esprit facile à irriter, un sot babil".
Plus sérieusement, le grand thème de l'oeuvre de Raoul Glaber reste celui de l'avancée du Mal, qui menace l'humanité. Si catastrophes et fléaux semblent se multiplier, guerres, épidémies, famines, ce sont les péchés des hommes qui en sont la cause: "C'est au refroidissement de la charité, c'est à l'excès de l'iniquité dans les coeurs, qui s'aiment mieux que la justice, qu'il faut attribuer les malheurs extraordinaires que nous avons rapportés, et qui affligèrent toutes les parties du monde vers l'an mil et plus de la naissance de notre Sauveur"; "Saint Jean avait prédit tous ces maux dans la prophétie où il déclare que Satan doit être déchaîné au bout de mille ans". Par leur mauvais exemple, les prélats cupides et orgueilleux ont ainsi permis le développement des forces maléfiques dans le peuple. Car, invisibles le plus souvent, les démons sont partout aux aguets, prêts à s'emparer des âmes faibles. Ce sont eux qui inspirent le paganisme -les vieux cultes font alors un retour en force, tandis que les centres du pouvoir se déplacent vers les campagnes: "Que les malades se gardent d'accorder trop légèrement leur vénération et leur confiance aux sortilèges des multiples démons, qui revêtent toutes les formes en ce monde, et se rencontrent surtout dans les arbres et dans les fontaines".
Pour Raoul le Mal a des alliés, les Sarrasins, les Juifs, et plus encore les hérétiques qui introduisent sournoisement des germes de corruption dans l'Eglise. De ceux-là il faut à tout prix se purifier, fût-ce par les massacres ou le bûcher, car le danger est immense . A l'opposé il y a les moines comme Guillaume de Volpiano et les Clunisiens, ceux qui suivent la règle, et qui, devenus prêtres, célèbrent la messe sans interruption, si proches de Dieu qu'"ils semblent plutôt des anges que des hommes". C'est sur eux que repose le salut de l'humanité en déroute, car ils ne se sont pas compromis avec le sexe, "ce vice qui, plus que tous les autres trouble l'ordre des choses dans le genre humain". Leur sainteté est d'ailleurs telle qu'ils peuvent se livrer au combat dans une cause juste -telle la lutte contre les Sarrasins d'Espagne- sans être souillés par le péché. Annonce lointaine de la Croisade et des ordres combattants .
Comme tous les contemporains, Raoul reste fasciné par l'empire romain, "autrefois maître du monde". Le déclin, selon lui, est venu de la séparation des deux empires, celui d'Orient et celui d'Occident: la division a entraîné l'affaiblissement et les invasions. Mais la cause principale est que "la puissance des empereurs reposait plutôt sur la tyrannie que sur une douceur libérale", vertu propre à un souverain chrétien. Ainsi le monde romain a-t-il été désolé "au dedans comme au dehors" par les révoltes et les invasions .
A l'inverse, la chance de l'an mil est d'avoir vu la venue au pouvoir de deux souverains que Raoul juge puissants et vertueux. L'un est Henri II de Germanie, qui a succédé à Othon III en 1002; l'autre, Robert le Pieux. Tous deux font preuve d'une grande sagesse qui s'oppose à la tyrannie des Césars, et les aide à repousser les catastrophes -il est vrai qu'ils sont amis des moines. Pour ce qui est de Robert: "On vit sous son règne des fléaux épouvantables affliger l'Eglise du Christ, et si ce monarque, aidé de la protection divine n'en avait pas arrêté le cours, ils auraient étendu bien plus loin leurs ravages". Après les moines, les royautés nationales, quand elles sont vertueuses, sont donc les meilleurs remparts contre les ruses de Satan.
Mais Raoul ne fait aucun cas d'Othon III et de sa tentative de rénover l'empire. Il ignore le projet impérial comme l'exhumation symbolique de Charlemagne en l'an mil, pour ne retenir que les brutalités de la reconquête de Rome, en 998, et la mort précoce de l'empereur, en janvier 1002, suivie du retour peu glorieux de ses hommes en Germanie. Ils craignaient dit-il d'être "massacrés par les gens qu'ils avaient opprimé en Italie". Pour Glaber, Othon III n'aura donc été qu'un tyran de plus, un homme du passé. Il le range significativement dans son premier livre -le temps révolu-, dans un chapitre intitulé Les derniers empereurs de Rome. N'est-ce pas la fin d'une illusion22 ?
Hugues Capet et son fils Robert sont au contraire placés au début du second livre -celui du millénaire-, car ils symbolisent une époque nouvelle, plus conforme sans doute à la définition d"'âge de la justice". A sa manière, en l'associant aux bouleversements du millénaire, Raoul Glaber a su donner son sens au changement dynastique de 987. Tournant le dos au rêve impossible d'un empire universel, "se dépouillant des haillons de l'Antiquité", il regarde vers des temps nouveaux. Certes, ses catégories mentales sont encore loin de correspondre aux nôtres. C'est la morale qui l'intéresse, et non l'histoire. Il se leurre du reste sur la puissance des rois francs et n'a pas su voir la montée des pouvoirs locaux. Mais il a pressenti l'ampleur de la mutation en cours, et si la justice qu'il prêche est plutôt un ordre moral, elle recouvre l'aspiration naissante à des valeurs plus justes. Associée à la paix, la justice sera un des thèmes majeurs du XIe siècle. Nous le savons aujourd'hui, l'an mil est un moment de rupture qui a bien des égards marque la fin du monde antique.
Bertrand Sallard
Notes
1. GLABER, Histoires V, 1.
2. Catalogue Newman des actes de Robert-le-Pieux, 7 ; Cartulaire général de l'Yonne, éd. Quantin, 82.
3. GLABER, Histoires V, 1.
4. Ibid.
5. GLABER, Vita Guillelmi, Patrologie latine 142; CHEVALLIER (G.), Le vénérable Guillaume.
6. DUBY, Le Moyen-Age (I), Skira, 1967.
7. GLABER, Vita Guillelmi, 24, Patrologie latine 142.
8. Ibid, 27.
9. Ibid.
10. Ibid.
11. Id., Histoires, I, 1.
12. Ibid., II, 3.
13. Ibid., I, 5.
14. Ibid., III, 9.
15. Ibid., II, 3.
16. Ibid., II, 6.
17. Ibid., IV, 3.
18. Ibid., III, 7; III, 8.
19. Ibid., III, 5; II, 9.
20. Ibid., I, 3; I, 4.
21. Ibid., III, 1; III, 2; II, 1.
22. Ibid., I, 4.
23. Ibid., II, 1.