LANGAGES & CULTURES
Quelques réflexions
sur le caractère tout relatif de nos points de vue
Antoine de Champeaux
Antoine de Champeaux a
été longtemps économiste du développement,
avant d’exercer diverses responsabilités de gestion et
d’exportation de savoir-faire en France et aux Etats-Unis.
Il vit maintenant dans le Morvan où il s’occupe de gestion
forestière, et d'où il s’efforce de percevoir le
monde... les mondes.
Il y a quelque
temps, j’ai fait une expérience que j’ai
trouvée assez fascinante. Je revenais de Paris ; il
était trois heures du matin, j’étais en plein
Morvan, complètement seul sur cette petite route dans la
forêt et j’écoutais France Culture.
C’était
une émission autour de la sociologie : un journaliste,
vraisemblablement lui-même sociologue ou bien en tous cas
très au fait de cette discipline, recevait un sociologue
distingué. Ce dernier, en réponse à une question
dont je ne me souviens pas, prit la parole pendant une bonne vingtaine
de minutes. Je comprenais la structure de ses phrases, je connaissais
la quasi-totalité des mots qu’il utilisait et je
comprenais à peu près ceux que je ne connaissais pas
grâce à leur étymologie grecque ou latine. Mais je
ne comprenais rien à ce qu’il disait, pas une seule
phrase, pas un seul fragment de phrase ! Et je ne comprenais pas
non plus le sens général de ce dont il parlait :
l’ensemble était absolument insaisissable…
Cela m’a
paru très étrange ; que je ne comprenne pas un
physicien des particules ou un mathématicien exposant sa
recherche, je l’admets bien volontiers : l’objet de
son étude m’est étranger et fait appel à un
langage qui lui aussi m’est étranger car spécifique
à la discipline concernée. Mais là ! en tant
qu’individu appartenant à une société, je
suis l’objet d’étude du sociologue ; et la
langue qu’utilise le sociologue est le français, langue
que je maîtrise. Donc je dois comprendre le sociologue comme je
comprends Platon ! Eh bien non, j’entendais quelqu’un
discourir dans ma propre langue et en même temps
c’était une langue aussi étrangère pour moi
que le chinois, que je ne parle pas… Très
singulière expérience.
En fait,
j’ai compris plus tard au cours de cette émission que les
sociologues utilisent des
« métalangages » : chaque mot, chaque
phrase qu’un sociologue utilise fait référence
à des concepts ou des idées développés par
ses maîtres et prédécesseurs, qui eux-mêmes
se référaient à leurs propres maîtres et
prédécesseurs etc. Autrement dit, chaque phrase du
sociologue dont j’entendais la musique verbale utilisait les
précédentes strates de concepts, comme s’ils
avaient été empilés les uns sur les autres pour
former les rangs de briques d’un mur de sociologie.
Je dis bien des
métalangages, et je devrais plutôt employer l’image
de tours plutôt que d’un seul mur : car plus tard au
cours de l’émission, le sociologue expliquait que lorsque
deux sociologues se rencontrent au cours d’un congrès, la
première chose qu’ils font avant de commencer à
échanger des idées ou exposer des recherches, c’est
de se demander l’un à l’autre :
« mais d’où
parlez-vous ? », i.e. « avec quel
métalangage, depuis quelle tour vous
exprimez-vous ? » Et bien entendu, impossible de se
comprendre si l’on parle depuis deux tours
différentes…
J’ai
trouvé ça extraordinaire, extraordinaire et
dérisoire ; car il s’agit en fait de pures
constructions intellectuelles, de jeux de l’esprit comme peuvent
l’être les mots croisés ou l’apprentissage par
cœur des horaires de la SNCF. Quelle peut-être la valeur
d’une recherche dont l’expression est aussi
éloignée de la réalité, est aussi
inanimée — au sens littéral du terme ?
Aucune, de mon point de vue.
Et j’ai
fait le rapprochement avec beaucoup de ces spécialistes
africains en sciences humaines que j’avais côtoyés
dans ma vie professionnelle. J’avais toujours été
frappé par le hiatus que je ressentais entre, d'une part leur
parfaite maîtrise du français et des concepts de leur
discipline, et d’autre part l’absence totale de
référence à, ou d’expression de, leur
réalité personnelle propre, en tant qu’africains
pour la plupart nés et élevés dans une langue
indigène et dans une culture traditionnelle très peu
entamée par la modernité occidentale : j’avais
souvent l’impression que ce n’était pas
eux-mêmes qui s’exprimaient, surtout lorsqu’ils
émaillaient leur discours de locutions
stéréotypées, de formules poncives, de phrases
toutes faites, de métaphores usées —un peu à
la manière de nos politiciens français de la IIIème
République… ou d’aujourd’hui. Comme si le
sociologue ou l’ethnologue africain parlait
« depuis » une tour occidentale lorsqu’il
se référait à sa propre culture
—peut-être pour protéger celle-ci ?
Cela ne me
paraissait jamais aussi clair que lorsque je voyais basculer les
rapports hiérarchiques établis : ainsi, à
l’issue de deux semaines d’inspection de Centres de
Santé Primaire (structures sanitaires rurales) au Mali en
compagnie du Directeur de la Santé Publique du Ministère
de la Santé, nous avons été invités
à déjeuner par l’infirmier du dernier poste de
brousse visité. Une natte sur la terre battue de la cour
d’une maison en pisée, les hommes assis sur de petits
tabourets de bois autour du plat de viande et de pâte de mil
apporté par les femmes ; et soudain, la structure sociale
s’inverse : l’infirmier grouillot hèle le quasi
ministre et le traite d’esclave ! et l’autre se marre,
acceptant l’insulte ! Devant mon étonnement, ils
m’expliquent : l’infirmier appartient à un
groupe ethnique qui a toujours considéré et
utilisé celui du Directeur comme des esclaves… Tout au
bas de la hiérarchie sociale dans la structure apparente
d’origine européenne, celle de l’administration,
mais beaucoup plus haut placé dans la structure sociale
cachée aux yeux de l’occidental que j’étais,
voilà la contradiction dans laquelle je trouvais notre
infirmier.
*
* *
Mon sociologue
français, tout comme mes spécialistes africains en
sciences humaines, utilisent un langage et des concepts qui ne sont pas
authentiques mais qui, bien au contraire, font référence
à des « cultures » qui leur sont externes,
soit fabriquées de toute pièce, soit plaquées sur
des réalités en tous points différentes ; en
revanche, l’anecdote que je rapporte sur mes collègues
d’un temps au Mali représente l’une des très
rares fois où j’ai assisté à un
échange, entre deux africains mais en langue française,
qui émanât enfin de leur culture propre.
Mais tous les
exemples que je rapporte illustrent l’éminente
relativité des idées et des relations
socioculturelles : tant que l’on est dans le monde factice
de l’apparence, tout est question de point de vue, celui que
l’on a de la « tour » depuis laquelle on
pense et parle. Je suis là sur cette construction humaine
—académique, administrative, sociale…— et
c’est uniquement en référence à ce substrat
que je m’exprime. Et si mon voisin s’exprime depuis une
tour différente, je ne le comprends pas, son « point
de vue » me paraît absurde voire antagoniste ou
menaçant.
Ainsi j’ai
maintenant l’impression de mieux comprendre ce que devrait
être le langage du cœur, le langage vibrant, vivant,
animé, universel : pour parler à chacun selon son
langage et que chacun l’entende, ce n’est pas le langage
sec de l’érudition ou de la culture qui doit être
employé, sinon l’on va droit vers l’escalade des
concepts et le placage des représentations.