Les couleurs vertes et ocre d’une éternité paradoxale.
L’art de Balthus, pour étrange qu’il apparaisse, tient tout entier dans cette quête : habiter le présent pour le rendre habitable. Pour cela, Balthus peint ce qu’il y a de plus difficile à peindre. Il peint le quotidien. Il peint l’éternité. De ce paradoxe, Balthus tire sa force. Celle, obscure et merveilleuse, qui ne s’accorde qu’en profondeur. Celle qui, secrètement, ne s’acquiert qu’à force de lenteur.
Dans le Morvan, Balthus vit au coeur de la nature. Et là où il vit, il peint ce qu’il voit. La geste du vent. La coiffe suspendue des arbres. Les yeux vertigineux du ciel étourdi. Tout son art vient de là. Tout son art tient là. Dans le Morvan, Balthus peint ce qui s’impose à lui. En premier lieu, il peint les abords de sa demeure.
A Chassy, l’art de Balthus tient du recueillement. Du lent exercice de la réserve et de la retenue. L’oeuvre qui en résulte, dépouillée, presque solennelle, s’impose comme une énigme. A peine contenue dans le cadre de la toile, l’oeuvre esquive les apparences. Elle prend ses distances avec la ressemblance. A peine soutenue par la tentation d’imiter la nature, l’oeuvre prend l’horizon à témoin. Mais, que l’on ne s’y trompe pas, l’art de Balthus se méfie des apparences. Jamais il ne représente la nature, il la présente. Jamais il ne la magnifie, il l’accomplit. Il en dresse le portrait vivant. Avec austérité. Avec sincérité. Il ne la reproduit pas, il ne l’imite pas, il l’exauce. Il lui offre le lieu d’un ravissement où, se découvrant, la nature magiquement se réfléchit. Là où elle se prolonge. Lieu singulier où la nature, enfin, se contemple. Là où elle vient boire à la source de son origine. Là où elle respire aux racines obscures de la création. Interrogeant la nature, Balthus n’appelle aucune réponse. Il l’éveille seulement à la curiosité. Il la baptise dans les eaux de son image. De sa propre image. Il en fait l’apprentissage, l’expérimente et, finalement, l’interprète. Il en rassemble les étendues, il en explore les accoutumances, il en infiltre les moindres résistances. Balthus peint la nature au regard de ce qu’elle annonce. Au regard de ce qu’elle promet. Il la situe, lui désigne sa situation, le sentiment de sa propre situation. Plus encore, il en sonde l’insondable. Il la contemple, l’écoute. Se penche vers elle pour entendre sa respiration. Il en extrait l’impérissable. Il en révèle les attitudes, les écarts, les moindres errements. Il l’oblige à s’exposer à la mesure de ce qu’elle recèle. A la mesure de ce qu’elle enfouit au sein de ses entrailles. Car la nature toujours s’obstine à ne pas se reconnaître. Seule, elle ne s’admire pas. Seule, elle n’existe pas. Elle refuse de se laisser découvrir. Qui veut la voir – la pressentir – doit s’arrêter, marquer l’arrêt. Qui veut la surprendre doit rejoindre l’immobilité dont elle émane, atteindre la permanence dont elle découle. Qui veut la voir doit apprendre l’art du repos sans lequel jamais le mouvement ne trouverait d’assises sinon qu’en des chemins d’errance. Sinon qu’en brouillant toutes les pistes. En dissimulant ses traces, les oripeaux de ses blessures. Balthus sait que la nature s’absente souvent, par pudeur, par ennui, par négligence. Ou encore, sans doute, par timidité, par cette immense timidité qui sied seule à ceux qui s’agenouillent, à ceux qui sortent du temps pour entrer vivants dans le temps véritable. Aussi Balthus dévisage-t-il la nature jusqu’à en perdre la vue, jusqu’à en perdre la mémoire. Il l’examine, il la scrute. Son temps, tout son temps ne consiste qu’en cela, durer, observer, contempler. A flanc de colline. A portée de regard. A l’instant de la perdre.
Manifestement, les oeuvres de Chassy incarnent tout ce qui a trait aux passages, aux mouvements, aux métamorphoses. A tout ce qui cherche, dans la proximité immédiate, le recueillement d’un souffle qui se laisse emprunter. Le mystère d’une prière qui se laisse surprendre. Qui se laisse étonner même. Il y a chez Balthus une générosité, une très grande générosité. Toute l’oeuvre puise et s’épuise dans ce don à l’éphémère. A ce qui, tôt ou tard, se destine à disparaître. Car, toujours, Balthus n’a de cesse de fixer ce qui s’échappe, de ralentir ce qui succombe, de retenir ce qui s’enfuit. Et autour de lui, ce qui sans cesse s’échappe, ce qui sans cesse s’enfuit, s’appelle le paysage.
Dans le Morvan de Chassy, Balthus découvre le plus merveilleux des secrets. Il découvre que le paysage l’attend. Depuis longtemps. Tapi dans le brouillard du silence, baigné dans le fer bleu de l’été ou assoupi encore à l’ombre de la façade majestueuse du château, le paysage l’attend depuis toujours. Il l’attend depuis Corot, depuis Harpignies, depuis Loisel. Il l’attend au pas de sa porte. Au seuil de sa fenêtre. A portée de main. Il l’attend comme on attend le retour de celle que l’on aime.
A l’encontre des grands paysagistes du XIXe siècle, Balthus ne va pas chercher le paysage. Le paysage vient à lui. Le dehors vient dans sa demeure. Jamais Balthus ne le traque. Il n’use d’aucun stratagème, il ne part pas en campagne et jamais ne court à sa poursuite. Le paysage vient de lui-même. Ne venant sous la menace d’aucune contrainte, il n’a rien à demander, rien à solliciter. Libre de tout mouvement, le paysage vient en toute liberté. Il vient en plein jour, il vient en pleine lumière. Lorsqu’il vient, il franchit les limites de l’infranchissable plessis. Il s’introduit sans éveiller ni homme ni bête. Il ne pénètre pas par effraction. Il ne vient pas comme un voleur. Lorsqu’il s’approche – et toujours il s’approche –, il traverse lentement l’enceinte de la cour. Son pas a l’allure de la transparence. Il s’insinue près du perron. Lorsqu’il se retourne, toujours son ombre a disparu. Il frappe à la porte. Cherche-t-il asile? N’a-t-il pas ailleurs d’autre refuge ? Qu’importe, Balthus l’accueille comme un hôte sacré, il lui offre l’hospitalité de sa demeure. Il l’installe dans l’intimité de son logis. Le jour, il se tient à l’écoute de ses éclats de voix. La nuit, il se porte à son chevet. Il surveille son sommeil de saltimbanque. Il veille à ce que rien n’altère le carnaval de ses rêves. Entre eux nulle contradiction, nulle équivoque. Nul reproche. Entre eux règne seul l’envoûtement réciproque de leurs murmures. L’étrange fascination de leurs voix familières. La vérité de l’amour. La profusion de l’amour inépuisable. La lente et profonde fragmentation de leurs écritures souterraines.
Les saisons s’égrènent sur le chapelet des ans. Le paysage se livre à coeur ouvert. L’hiver, Balthus lui allume un grand feu de cheminée, l’été il lui ouvre toutes grandes les fenêtres de son atelier. Dès lors, le paysage devient celui qui se confond et ne se confond pas. Le complice, le confident, l’incomparable compagnon des heures. Celui auquel on ne cache rien. Celui avec lequel on partage tout. A partir de cet instant, Balthus peint beaucoup plus que ce qu’il voit. Et tout ce qu’il voit devient prétexte. Où qu’il regarde, tout devient prétexte. Dehors : la cour de ferme, le pré triangulaire, la Bergerie, le verger en fleur... Dedans : le visage multiple de la jeune fille qui regarde. La transparence de l’impérissable.
La fenêtre forme les limites du tableau. Tout a lieu dans l’embrasure. Tout a lieu dans cette recommandation de Rilke pieusement entretenue : De tous ses yeux la créature voit l’Ouvert. Tout a lieu dans l’éclaircie de cette formule. Ouvrant la fenêtre, Balthus touche le paysage de la main. Il saisit l’insaisissable. Il ouvre la tombe du ciel étonné. Il suscite le paysage avec joie et le ressuscite avec passion. Ce que Balthus voit au-delà de la fenêtre représente le monde contraint de devenir mouvement. Là où il n’y a plus ni proximité ni éloignement. Là où toute distance s’évanouit. Là où, loin d’exclure, l’oeil se rapproche de ses échos, de ses secrètes résonances. Balthus peint ce qu’il ne prévoit pas. Il peint ce qu’il voit le regarder peindre. Et, à sa plus grande surprise, la toile à jamais dénouée signifie le monde ouvert, le sans-distance.
Balthus, plus que quiconque, sait combien vivre dans une maison signifie voir dehors. Chaque fenêtre de Chassy délimite un paysage. Le lieu d’un ébruitement singulier, un lieu de ressources inespéré. Chaque fenêtre de Chassy découvre une scène, le lieu d’une magie où ce qui se passe dehors, se passant sous silence, se passe dedans. Au coeur de l’oeuvre. A mille lieues de tout sortilège. Au coeur de l’apaisement.
Entre la vallée de l’Yonne et Balthus, le paysage s’épanche. Il abreuve l’oeuvre de méandres intarissables. Il convertit la distance. Toute distance. Alors l’alchimie conjugue le périmètre. L’oeil défie les repères.La couleur contredit la perspective. Tout se passe dans cette insoupçonnable attirance de l’un envers l’autre : Balthus, le paysage. Entre eux, les passages s’entrecroisent. Les itinéraires se multiplient. Au nom de la création, l’innombrable prolifère. A travers la lumière s’instaure l'écho de leurs silences. Entre eux se répand et se répercute à l’infini l’épaisseur de leurs voix caverneuses. Comme une toile d’araignée invisible sans cesse renouvelée. Entre eux, tout a lieu. Là réside le mystère de l’oeuvre. Balthus ne peint pas un paysage, il peint la présence d’un paysage. Il peint la présence comme s’il écrivait une icône. Avec exigence, avec patience. Avec humilité. Il en entretient la sérénité. Il en cultive la saveur. Il en attise jusqu’à la faiblesse – l’endurante faiblesse. Il l’incarne. Or la présence ne se donne qu’à ceux qui la reçoivent comme une bénédiction. Elle ne se donne que sous le sceau d’une intimité infaillible. Elle ne se livre qu’en se donnant en secret. N’importe, Balthus, après l’avoir accompagnée, la recueille comme une enfant perdue. Dorénavant, l’intimité, la présence intime, fait partie de sa maison.
Balthus dialogue avec le paysage. Ce qu’il lui dit se dit avec des mots simples. Il le reconnaît à sa vulnérabilité d’abord. A ses caprices ensuite, innombrables. A force de le regarder, il l’embrasse. Plus il le regarde, plus il l’admire. Plus il l’admire, plus il le fascine. Et plus il le fascine, moins il le maîtrise. Balthus pose des questions immémoriales. Il interroge le rythme, les variations, toutes les harmonies. Pour toute réponse le paysage acquiesce de la tête. Alors Balthus s’interrompt, tergiverse, hâte le pas. Il change de point de vue, passe d’une tour à une autre. Il traverse le logis de part en part. L’escalier s’enroule autour de lui comme une écharpe. Il monte. Il descend. Il cherche la vision juste. L’angle adéquat. Alors seulement commence l’ouvrage, le maître ouvrage. Balthus prépare sa palette. Il la compose en la décomposant. Il déshabille le paysage de ses couleurs, il en récolte la peau des saisons. Patiemment, il en dégage les contours. Il en explore les reliefs.Il en démembre le feu des clairières. Il en soulève la brume des paupières. Il délivre le paysage de lui-même et peu à peu il l’engendre. Il l’élève au-delà de l’imagination. Peu à peu il en épouse le corps, il l’incorpore, il le remembre. Peu à peu, il en assimile l’apesanteur âpre et la voie mystérieuse des odeurs. Il fait sienne la courbure des futaies et siens les chemins profonds. Rien ne lui échappe. Chaque jour, pendant des mois, il en partage la solitude, l’esseulement souverain. Chaque nuit, il en partage les insomnies. Il en rumine les songes. Parfois, dans la précipitation, un geste maladroit vient contrarier la toile. Alors le peintre fronce les sourcils. Il interpelle l’orée, interroge la lisière. Il s’adresse au paysage à voix basse. Il lui dit : Je sais que tu existes, où te caches-tu? et le paysage, de tout son corps frémissant, attiré par cette voix inépuisable qui le célèbre et l’honore, se dresse. Il sort de son sommeil de granit. Il sort de la torpeur ancestrale des frontières. Il se présente à l’invitation du peintre. Et l’extraordinaire arrive. Le paysage se met à découvert. Il se précipite et vient se recroqueviller dans un large fauteuil de velours bleu. Devant l’âtre, il s’immobilise, retient son souffle et pose jusqu’à ce que le peintre satisfait finisse par sourire. Tout de cette présence a pour visage l’éternité. Le paysage se montre sous un jour éternel. Eternel et incroyable. Ce qui se passe là s’appelle un événement. Ce qui se passe là s’appelle un prodige. Ce qui se passe là, il n’y a pas de mots pour le dire. Balthus offre au paysage le visage de la présence éternelle. Présence de la présence. Beauté de la beauté. Présence enfin dévoilée à elle-même. Balthus n’innove rien, n’invente rien, il produit des miracles, infailliblement. Partout il consacre le lieu, partout il l’inaugure. Et partout où il cherche l’insaisissable, toujours il excelle à le découvrir. Il le découvre pour le mettre à nu, pour l’apprivoiser. Il le découvre pour l’étreindre. Il ne le découvre pas, il s’empare de l’imprenable.
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Ce texte a été publié en 1999 aux Éditions du Pas,
en tirage limité et numéroté.