En réunissant, face à face, le moi sujet et son image comme objet, l'expérience du miroir révèle pleinement l'unidualité de la conscience humaine. A la fois symbole et réalité, elle suscite une double interprétation, illusion pour les uns, accès à la vérité pour les autres, illustrant ainsi l'ambiguïté du sujet, toujours ballotté entre être et doute.
1. L'ambivalence du miroir
Il est peu de métaphores qui se révèlent aussi riches que celle du miroir. La plupart des traditions lui font une place importante, que ce soit sur le plan du mythe, de la philosophie ou de la mystique, et on la retrouve aussi bien en Occident et en Perse qu'en Inde, en Chine, au Japon et même en Afrique. Symbole de création, de sagesse et de connaissance, d'unité et d'harmonie, le miroir peut aussi représenter l'illusion et le mensonge -en témoignent la critique platonicienne de la mimesis comme l'idée taoïste de l'impossible saisie de la lune dans l'eau-, ou bien encore la terreur qu'inspire la connaissance de soi, telle la légende soufie du paon terrifié par l'image de Dieu aperçue dans un miroir (Eva Meyerovitch in J. CHEVALIER, A. GHEERBRANT, Dictionnaire des symboles, Seghers,1969 ) .
Cette ambivalence fondamentale de l'image spéculaire en fait une des plus pertinentes représentation de l'âme et du psychisme, de leur double face, l'une tournée vers le corps et l'autre vers l'intelligence, thème esquissé par Platon et Plotin (cf Ennéades,III 43; IV 88), puis développé par saint Athanase et Grégoire de Nysse.
Parce que, à la différence des métaphores géométriques comme le cercle, elle autorise une différenciation sans coupure, -une "identité dans la différence" disent les textes hindous- l'image spéculaire est marquée d'une indétermination fondamentale, permettant aussi bien d'accéder à la vérité de l'être que de se perdre dans l'illusion la plus trompeuse, propre à justifier les positions nihilistes. La philosophie occidentale a donc naturellement utilisé le thème du miroir dans ces deux directions, en développant deux métaphysiques opposées de l'image spéculaire.
D'une part, Platon et la tradition grecque insistent sur l'aspect illusoire et trompeur du miroir, source "d'objets apparents (phainomena) sans aucune réalité" (République, 596e), ce qui amène Platon à condamner l'art mimétique. "En apparence, écrit Plotin, le miroir est plein d'objets et paraît tout avoir, mais il ne contient rien" (Ennéades, III, 6, 7). C'est d'ailleurs la trop grande ressemblance avec la réalité qui est cause de l'illusion, qui fait prendre le double pour l'original, l'idole pour la divinité, le fantasme pour le réel. On retrouve ici le thème de Narcisse, amoureux de son reflet, et celui plus général du double.
A l'opposé de cette vision du miroir-illusion, la tradition chrétienne voit dans le miroir un moyen non plus de représentation mais de présentification. L'image du miroir permet de saisir indirectement la réalité divine, tel le Christ, image incarnée de Dieu, thème développé par saint Jean Damascène et l'iconodulie. L'idée de saisie indirecte est déjà présente chez Platon, le miroir permettant de s'habituer progressivement à un objet normalement aveuglant (République, 516a). Cette contemplation indirecte devient chemin spirituel avec saint Paul : "Nous tous, qui, le visage découvert, réfléchissons comme un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés à son image, de gloire en gloire, car telle est l'action de l'Esprit du Seigneur" (Corinthiens, II, 3, 18). Il n'est plus question de connaissance mais de participation à l'être divin.
Les deux métaphysiques de l'image spéculaire s'opposent donc principalement en ce qu'elles se situent sur deux plans différents, celui de la connaissance et celui de l'être. D'un côté l'illusion et le fantasme qui font obstacle à la connaissance rationnelle, de l'autre l'image vivante, la participation à l'être divin, but ultime d'un chemin spirituel. Ainsi, à la dualité régissant la connaissance -celle du oui-non et du vrai-faux- s'opposerait l'unité fondamentale caractéristique de l'être. Cette capacité du miroir à englober -comme l'esprit lui-même- et même à dépasser unité et dualité-multiplicité en fait donc pour certains un symbole non seulement de la psyché mais du mystère de la création. On trouve de tels échos chez Jacob Boehme, pour qui Dieu crée en se contemplant dans un miroir (thème proche de celui du paon terrifié créant le monde en découvrant l'image de Dieu dans la mystique soufie), ou encore , mais dans une perspective dialectique, chez Hegel, la Nature figurant le miroir extérieur de l'Esprit absolu.
Enfin, sans remonter au Principe ni à la Chose en Soi, mais sur un plan phénoménologique ou herméneutique, cette vision globale de l'expérience spéculaire et de ses deux faces autorise une pensée de l'intervalle et de la différenciation sans coupure susceptible de mieux appréhender, au delà de la dialectique classique du Même et de l'Autre, le mystère de la différence, telle que celle, fondamentale pour Husserl, de la conscience et de la réalité.
Cependant, la particularité du miroir est que s'il est largement utilisé comme métaphore de l'esprit, il est d'abord une réalité empirique, "l'instrument de Psyché" (G. Durand) offrant un moyen pratique d'investigation de la conscience humaine. Dans son Apologie, Apulée, que l'on accusait de posséder un miroir à des fins de magie, précise qu'il est du devoir d'un philosophe d'en posséder un, pour s'interroger, dialoguer avec lui, examiner sa conscience. En effet, si le miroir est comme métaphore une projection du phénomène de la représentation visuelle et psychique, il est comme réalité un remarquable instrument d'exploration des structures mentales, contribuant même à leur formation comme l'a montré Lacan avec son "stade du miroir".
Nous effectuerons donc successivement une approche psychanalytique puis phénoménologique du miroir comme instrument de connaissance de soi, avant d'envisager l'éclairage qu'il peut apporter en tant que métaphore et en tant qu'objet réel au problème de la spiritualité.
2. Spécularité et psychanalyse
A. Le stade du miroir
Avec son stade du miroir, Lacan a montré le rôle fondateur de l'expérience spéculaire dans la constitution de la subjectivité. Cela se passe entre 6 et 18 mois. Porté par sa mère ou une autre personne, l'enfant rencontre son image dans le miroir, il la perçoit comme différente de la réalité, et finit par comprendre que cette image est la sienne, comme on le lui indique.
Dans cette expérience, Lacan distingue trois temps fondamentaux, qu'il range sous les catégories de l'imaginaire, du réel et du symbolique. Dans le premier temps, l'enfant, qui vit encore principalement dans le registre de l"'imaginaire" - c'est à dire d'une psyché archaïque où le Moi est mal différencié du monde-, confond l'image spéculaire avec un être réel, confusion primitive entre soi et l'autre. Mais il découvre que l'autre en question n'est en réalité qu'un reflet sur le miroir, distinguant l'image de l'autre de la réalité de l'autre. Enfin, troisième temps, l'enfant se reconnaît lui-même : cette image est la sienne, le symbole de lui-même. Ainsi l'expérience du miroir, véritable "carrefour structural" selon Lacan, débouche-t-elle sur une prise de conscience fondamentale de la différence entre l'imaginaire, le subjectif, l'intérieur et le réel, l'objectif, l'extérieur, tout en ouvrant la voie au symbolique, c'est à dire à une médiation possible entre l'intérieur et l'extérieur. Médiateur, le miroir est donc à la fois séparateur et réunificateur de l'imaginaire et du réel.
En effet, en se reconnaissant dans l'image du miroir, l'enfant découvre comme une totalité unifiée son corps, encore inachevé sur le plan moteur et indistinct du corps de sa mère, confondu avec l'environnement. Il peut donc se constituer lui-même en objet séparé de sa mère et dépasser les angoisses fantasmatiques de corps morcelé. Cette identification primordiale est l'ébauche de la construction du moi, son absence ou sa détérioration entraînant de graves troubles de la conscience et de l'identité comme du développement moteur.
B. L'illusion de Narcisse
Ce qu'illustre le mythe de Narcisse est précisément l'incapacité à vivre la séparation, l'eau figurant aussi bien le liquide amniotique que le miroir instrument identitaire. Scrutant son image jusqu'à en mourir, Narcisse cherche en réalité à retrouver son unité primitive, à réunir les deux moitiés de lui-même séparées par le miroir. Incapable de se servir du miroir comme d'un simple instrument de médiation, et d'accéder au symbolique, il cherche l'eau originelle derrière le reflet. C'est pourquoi, ne pouvant concevoir qu'un moi totalisant, il demeure insensible à toute extériorité.
Les mythes modernes de traversée du miroir (Alice au Pays des Merveilles de Lewis Caroll, Orphée de Jean Cocteau) représentent en fait le rêve de Narcisse réalisé, c'est à dire le retour à une psyché archaïque totalisante, normalement refoulée et inconsciente.
Lacan insiste sur l'origine extérieure de l'identification à l'image spéculaire, cette image étant constitutivement fondée sur celle de l'autre, la mère plus particulièrement, qui signifie à l'enfant :"c'est toi". C'est le regard de l'autre -absent chez Narcisse- qui permet la formation du moi indépendant. De fait, le moi se construit comme une fiction, image inversée et médiatisée puisque perçue indirectement, image unifiée alors que le corps, encore mal maîtrisé, ne l'est pas.
La construction du moi résultant de l'expérience du miroir se fera donc -comme plus tard le langage et avec son aide- dans l'ordre symbolique, intermédiaire, selon Lacan, entre l'imaginaire et le réel. En effet, mémorisée, enrichie de très nombreuses expériences, l'image du miroir servira de base à l'image mentale du moi, l'un des fondements du psychisme adulte.
Le miroir permet donc deux attitudes possibles, deux voies vers l'unité, l'une positive et progressive, l'autre pathologique et régressive : celle de l'unité du moi qui fondera le psychisme adulte, celle de l'unité primitive perdue de Narcisse. Cette alternative ouverte par l'expérience spéculaire révèle ainsi l'enjeu fondamental du développement psychique, progresser vers l'individualisation ou régresser vers l'unité primitive avec la mère, et plus généralement, comme le dit Anne Dean, "le besoin, toujours présent dans l'existence humaine, de se déplacer à mi-chemin entre deux pôles : l'un qui tire les deux partenaires vers l'unité indifférenciée primordiale, l'autre qui les tire vers la séparation et l'individualisation à des niveaux de plus en plus élevés de différenciation et d'intégration" (Anne Dean, Image mentale et intériorisation d'évènements au cours du développement, in Bideaud et Courtois, Image mentale et développement, Paris, 1998)
Si, donc, la psychanalyse donne à l'expérience spéculaire initiale une fonction unificatrice et fondatrice du moi, son échec produisant l'illusion narcissique, on peut y retrouver une certaine forme de correspondance avec la double métaphysique du miroir, celle de l'accès à l'être correspondant à la fondation du sujet indépendant -la "chose pensante" de Descartes-, celle de l'illusion trompeuse à son impossibilité et au rêve funeste qui détruira Narcisse.
3. Phénoménologie du miroir
A. La confrontation du sujet et de l'objet et le problème de l'identité
L'approche phénoménologique permet d'envisager l'expérience spéculaire comme la révélation d'un autre type de dualité. Comme l'image fabriquée, dont il est sans doute le modèle, le miroir est un espace hors du monde, éloigné de ses intentions en une sorte d'époché naturelle. L'absence d'autre souci est la première condition pour regarder vraiment. Mais au contraire du tableau et de son impassible fixité, l'image spéculaire est fondamentalement fragile et changeante. Fragile, car le moindre geste trouble la surface liquide, le bronze rouille et se ternit, le verre se brise. Changeante, selon l'endroit où l'on est, l'angle où on l'incline, le moment où on regarde. Face à cette impermanence de l'image se tient pourtant un sujet, origine de l'image, permanent et mystérieux.
De fait, si elle donne parfois le vertige, c'est que la confrontation du sujet et de son image est d'abord celle des deux modes de l'intuition distingués par Husserl, le mode du vécu et le mode de la chose perçue.
Or, l'image du miroir apparaît comme un objet, une chose perçue par facettes1, tandis que le sujet regardant se perçoit lui-même comme un vécu, c'est à dire en totalité. Ainsi le sujet peut-il quasiment en même temps se percevoir lui-même de l'intérieur comme vécu et de l'extérieur comme chose, comme sujet et comme objet. (1. Il y a deux façons de percevoir une image qui correspondent avec la distinction faite par Gadamer de l'image-copie (Abbild) et de l'image-tableau (Bild) (Vérité et Méthode, p. 63sq.). Le premier mode est celui de la reconnaissance et de l'objet : il s'agit d'identifier un objet déjà connu et l'attention perceptive cesse lorsqu'est établie une reconnaissance, c'est à dire une coïncidence avec un référent mémorisé. Il est alors possible de verbaliser : "c'est une vache, un vélo, un dinosaure..". Au contraire, l'image-tableau est une image riche, organisée, difficile à définir brièvement et elle prolonge l'attention perceptive, ce qui est à la base de ce que nous appelons le sentiment esthétique. De par sa difficulté à être constituée en objet, l'image-tableau est appréhendée sur le mode du vécu, à la manière d'un spectacle, ce qui explique pourquoi l'art est lié à l'émotion, à la globalité. L'image du miroir peut également être saisie comme un vécu dans certains cas - celui de Narcisse par exemple- mais, face à un sujet regardant, elle ne peut apparaître que comme un objet perçu, car il ne peut y avoir deux vécus simultanés) L'expérience spéculaire aboutit donc à confronter ces deux modes d'intuition ordinairement disjoints puisqu'ils fonctionnent en alternance : nous avons conscience du sujet ou de l'objet, mais jamais des deux en même temps. Il y a donc révélation par le miroir de cette dualité, autrement inconsciente, mais aussi risque de conflit. Le face à face de nos deux modes de représentation pose en effet le problème de l'identité. Quel est le véritable moi ? Est-ce celui qui regarde, qui est ressenti de l'intérieur, qui se présente comme une unité ou au contraire celui du reflet, celui qui peut être observé "comme un autre", sous une infinité d'aspects. Il n'y a en effet aucune symétrie entre les deux aspects de soi confrontés par le miroir. L'image du reflet est visible, mais indirecte, médiatisée. Comme un objet perçu, elle est partielle, changeante selon le temps. Au contraire le sujet regardant est invisible, abstrait, mais continu, hors du temps. Comme le cogito qui le révèle, il demeure indéfinissable. Il est "ce qui connaît tout le reste sans être soi-même connu" (Schopenhauer). Enfin, comme l'a noté Husserl en se fondant sur le cogito cartésien, le sujet, l'immanent, est indubitable, puisque ressenti de l'intérieur, alors que la perception de l'objet extérieur peut toujours être mis en doute (Idées directrices..., 46).
Nous avons donc face à face, par l'intermédiaire du miroir, deux types de réalité, mais aussi de rapport au monde fondamentalement différents, celui du sujet et celui de l'objet. Choisir l'un ou l'autre revient à choisir entre deux attitudes philosophiques fondamentales. Donner la préférence au sujet regardant nous range du côté de Descartes, des philosophies du sujet et de l'idéalisme : "Ce n'est point l'oeil qui se voit lui-même, ni le miroir, mais bien l'esprit, lequel seul connaît et le miroir, et l'oeil, et soi-même" (Descartes, Cinquièmes Réponses). Cette connaissance sera absolument certaine, indubitable et globale comme le cogito. Mais au revers elle demeurera inqualifiable, insaisissable en tant que substance, d'où la fameuse critique de Hume: "Je ne peux jamais me saisir, moi, en aucun moment, sans une perception, et je ne peux rien observer que la perception" (Hume, Traité de la Nature Humaine.). L'être de Descartes est un être sans qualité, "indescriptible, moi pur et rien de plus" (Husserl, Idées directrices 80), tout comme la conscience de Sartre est dépourvue de "dedans" ("Si, par impossible, vous entriez "dans" une conscience, vous seriez saisi par un tourbillon et rejeté au-dehors ... en pleine poussière, car la conscience n'a pas de "dedans"". Sartre, Situations I).
Il faut donc soit accepter cette impossibilité de qualifier le sujet du dedans, de lui attribuer une identité "personnelle" descriptible, soit le regarder du dehors "comme un autre" c'est à dire choisir comme référence l'image perçue et non plus le sujet regardant.
Cette seconde voie, celle des empiristes et des philosophies de l'objet débouche sur une connaissance médiatisée, extérieure, objective et non plus intérieure, subjective et immédiate. Elle fournit la matière de ce qu'on appelle classiquement l'identité "sociale", définition objective, au sens où elle est descriptible, de l'individu. Dans une optique personnaliste, Paul Ricoeur a tenté une sorte de synthèse de ces deux identités, personnelle et sociale, baptisée "ipséité" ou identité "narrative", reposant sur la médiation du récit, mais largement construite sur des données extérieures. (De la même manière que, à l'aporie du temps augustinien insaisissable, il oppose le temps reconstruit et organisé de la Poétique d'Aristote, face à l'aporie du sujet insaisissable, Ricoeur dégage une identité analogue par sa forme au récit. A l'être cartésien sans qualité, se substitue un être révélé par l'acte et le récit. Reprenant les diverses formes d'être posées par la Métaphysique d'Aristote, Ricoeur prône ainsi une ainsi une ontologie de l'acte qu'il oppose à une ontologie substantialiste (Descartes) ou véritative (Heidegger)(P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990; Réflexion faite, Esprit, 1995).
Cette connaissance objective de soi se révèle particulièrement riche puisque les données peuvent être accumulées à l'infini, en fonction de l'infinité des images renvoyées par le miroir. Tels sont les journaux intimes ou les investigations psychanalytiques, ils ne connaissent pas de fin. Il est au bout du compte impossible de se décrire véritablement. L'identité "narrative" se déclinera donc interminablement, sauf à demeurer approximative. Du reste, l'image du miroir étant appréhendée sur le mode de la chose perçue demeurera par nature partielle et sujette au doute, "entre attestation et soupçon" comme le reconnaît Ricoeur.
B. L'image de soi, intermédiaire entre le sujet et l'image du miroir
Cependant, la confrontation du sujet et de son image par le miroir est rarement directe. Il existe en effet entre eux une image intermédiaire, qui n'est autre que l'image du moi. Nous avons déjà évoqué cette image mémorisée complexe, issue de l'expérience spéculaire initiale mais aussi enrichie par d'innombrables vécus, ce qui veut dire qu'elle participe à la fois du sujet et de l'objet. Du sujet parce que c'est de lui qu'elle procède et qu'elle est colorée de tonalités affectives, de vécus ressentis globalement et de l'intérieur, ce qui la rend fondamentalement subjective. De l'objet parce qu'elle permet la reconnaissance -"c'est moi"- et la constatation de divers changements -"j'ai grossi, vieilli"- par rapport à l'image enregistrée précédemment. L'image mentale du moi se présente donc comme un intermédiaire, une médiation entre le sujet et l'image spéculaire. Enfin, si elle est susceptible d'évolution sur le long terme, l'image du moi est, au contraire l'image spéculaire, tout à fait stable à court terme
Il y a donc dans l'expérience spéculaire une double confrontation : celle, originaire, du sujet regardant et de son image dans le miroir, et celle l'image du miroir avec l'image mentale du moi. (s'y ajoute celle du sujet avec l'image mentale du moi, qui se situe hors de l'expérience du miroir). En pratique, la seconde confrontation a tendance à masquer la première, l'image du moi recouvre le sujet regardant au point qu'on néglige parfois de les distinguer. La différence est pourtant d'importance, puisque ce ne sont plus un sujet et un objet qui se font face, un vécu et un perçu, mais deux images, deux objets perçus.
Les conséquences de cette substitution sont fondamentales puisque, se situant désormais sur le même plan de détermination, celui de l'objet, l'image spéculaire et l'image mentale du moi peuvent être comparées. Tandis que l'image mentale demeure fixe, permanente, l'image spéculaire se montre mouvante, changeante. Par ailleurs, l'image mentale est une alors que celle du miroir peut prendre de multiples aspects. Le rapport des deux images est donc de l'ordre du Même et de l'Autre, de l'Un et du Multiple. De par sa fixité et son unité, l'image mentale est considérée comme le modèle de l'image spéculaire bien qu'elle soit née d'elle à l'origine. C'est l'image mentale qui structure l'image spéculaire, lui servant de référent. J'ai mauvaise mine, par rapport à l'image que j'ai ordinairement de moi.
La substitution de l'image mentale du moi au sujet permet donc une meilleure maîtrise de l'image spéculaire. Cependant, le fait qu'il s'agit d'un objet mental et non pas d'un vécu entraîne la disparition de la certitude inhérente au vécu. Comme tout objet du monde, l'image du moi peut être mise en doute. Nous avons là une différence fondamentale de l'image mentale du moi avec le sujet indubitable issu du cogito. Loin du "moi pur" de Husserl, mais plutôt comme l'image extérieure du miroir et l'identité narrative qu'elle sous-tend, l'image mentale navigue "entre attestation et soupçon", et c'est cette incertitude qui est à l'origine de la question de l'identité et du thème du double.
C. Le double et l'angoisse
En effet, oscillant entre illusion et certitude, entre être et doute, l'expérience du miroir suscite des dédoublements en chaîne . A l'aporie du sujet insaisissable se substitue donc une image mentale du moi fixe et unique, prise pour le modèle de l'image fuyante et changeante du miroir, mais elle-même marquée par l'incertitude puisque frappée du sceau de l'objet. On se prend donc à rêver d'un autre modèle, d'une autre image plus sûre et plus solide. Mais, à supposer qu'elle existe, celle-ci rendra la première plus incertaine. Ainsi naît le thème du double.
Abondamment développé par la littérature, le thème du double illustre à la fois les divers dédoublements du sujet face à son image et le trouble profond qui en résulte. "On sait, remarque Clément Rosset, que le spectacle du dédoublement de personnalité chez autrui... est une expérience à l'effet terrorisant toujours assuré". Dans sa célèbre étude Le Double (in Don Juan et le Double), Otto Rank soutient que le double représente en réalité une image immortelle du sujet. C'est parce nous craignons la mort que nous nous inventons des doubles invulnérables. On peut en effet retrouver chez l'être humain ce constant désir d'assurer la pérennité de soi, de se construire une image solide, permanente, soit sous une forme matérielle symbolique -la stèle et ses dérivés-, ou figurative -un portrait peint ou sculpté-, soit à travers ce qui entretient la mémoire de la collectivité, c'est à dire l'Histoire, dont la magie est précisément d'accorder sinon l'immortalité, du moins une identité permanente et indiscutable à ceux qu'elle remarque.
Mais on peut se demander avec Clément Rosset si le double immortel n'est pas plutôt un double certain, doté d'une "meilleure" réalité que l'original, car "ce qui angoisse le sujet, beaucoup plus que sa prochaine mort, est d'abord sa non-réalité, sa non-existence... C'est de cette vie même, si périssable qu'elle puisse être par ailleurs, dont vient à douter le sujet dans le dédoublement de personnalité... Ce n'est pas l'autre qui me double, c'est moi qui suis le double de l'autre. A lui le réel, à moi l'ombre (...) Peut-être le fondement de l'angoisse, apparemment lié ici à la découverte que l'autre visible n'était pas l'autre réel, est-il à chercher dans une terreur plus profonde: de n'être pas moi-même celui que je croyais être. Et, plus profondément encore, de soupçonner que je suis peut-être non pas quelque chose, mais rien."(Le Réel et son double, p.91-96).
Voici donc que, face au miroir, face au double, se pose la question fondamentale, la question métaphysique posée en première personne: "suis-je quelque chose ou bien rien ?" Angoissante question qui nous pousse à chercher une identité, à agir, à parler, à produire, à nous battre pour prouver notre existence. (Notons que dans sa conférence Qu'est-ce que la Métaphysique?, Heidegger commence par poser qu'une question métaphysique doit inclure le sujet questionnant et conclut par la "question fondamentale de la métaphysique" : "Pourquoi y a-t-il de l'étant plutôt que rien ?". Dans une telle perspective, l'interrogation sur soi -et l'angoisse qu'elle suscite- se situe donc bien au coeur de la métaphysique.)
Il y a d'ailleurs une certaine proximité entre le thème du double et celui de Narcisse bien que celui-ci se situe à un niveau plus archaïque. De fait, Narcisse recherche son unité primitive et refuse toute extériorité, tandis que l'homme du double admet une extériorité mais l'idéalise, projetant sur elle ses désirs narcissiques. On peut aussi voir dans le double une sorte d'effet pervers de l'identité narrative, du recours au récit et à l'esthétique pour affermir l'identité, le mythe paraissant plus vrai que le réel, le désir et l'illusion identitaires débouchant alors sur l'idolâtrie (Dans un ordre d'idée voisin, pour Gadamer, au contraire de l'image-copie, l'image-tableau est dotée d'une valence ontologique supérieure à son référentiel (Vérité et Méthode, p. 63 sq))
On comprend donc comment l'interposition de l'image de soi entre les deux images unies et séparées par le miroir, le vécu et l'image perçue, fait obstacle à leur révélation et à leur confrontation. D'où la nécessité du nettoyage, du polissage symbolique du miroir ainsi terni, ascèse du dépouillement spirituel qui permet d'écarter l'illusion, ascèse que l'on retrouve dans les traditions occidentale et orientale. Après Plotin, Grégoire de Nysse insiste sur cette nécessaire transparence de l'âme sans laquelle rien n'est possible : "comme un miroir lorsqu'il est bien fait reçoit sur sa surface polie les traits de celui qui lui est présenté, ainsi l'âme purifiée de toutes les salissures terrestres reçoit dans sa pureté l'image de la beauté incorruptible". (Cité par J.Daniélou, La colombe et la ténèbre dans la mystique byzantine ancienne, 1954,) Et, en Chine, ce poème de Shen Hsiu, maître ch'an (zen) du VIIe siècle : "Ce corps est l'arbre de la Sagesse, Le mental est comme un miroir brillant. Prends soin de le laisse toujours net, Et ne laisse pas la poussière s'y amasser"(Cité par D.T.Suzuki, Le Non-Mental selon la penséée zen, Le Courrier du Livre, 1970,)
4. Le miroir et l'intervalle
A condition de résister à la fascination du reflet, c'est à dire au fantasme d'unité primordiale de Narcisse et à l'illusion du double qui lui succède, à condition de n'être pas dupe de l'image de soi et du voile qu'elle projette sur les choses, le miroir peut donc devenir un véritable instrument de connaissance, parce qu'il permet un autre regard sur la connaissance elle-même. En effet, passerelle entre deux mondes, entre le plan du connaître et le plan de l'être, le miroir est un véritable "symbole du symbolisme" (G.Michaud), une métaphore de la métaphore. Mais au delà de sa fonction de passage, de communication entre ces deux mondes, il permet l'émergence d'une pensée de l'intervalle et de l'alternance, qui est peut-être la base de la spiritualité authentique.
A. Le miroir, métaphore de la métaphore
Dans un petit livre très dense intitulé Réflexion faite, Autobiographie intellectuelle (1995), Paul Ricoeur revenait sur les principaux thèmes de sa réflexion philosophique et notait à propos des thèses développées dans La Métaphore vive : "Les expressions métaphoriques, selon cette hypothèse, ne se bornaient pas à une création de sens basée sur une nouvelle pertinence sémantique, mais elles contribuaient à une redescription du réel et plus généralement de notre être-au-monde en vertu de la correspondance entre un voir-comme au plan du langage et un être-comme au plan ontologique". (P. Ricoeur, Réflexion faite, Esprit, 1995)
L'usage de la métaphore "vive" -celle qui, au contraire de la métaphore "usée" de Nietzsche, n'a pas perdu sa puissance d'image- a donc pour effet de dépasser le plan du langage et de la connaissance pour accéder au plan ontologique. Elle ouvre l'accès à un monde primitif en deça du langage, monde fait d'émotions, de pur vécu, de totale subjectivité. Pont jeté entre le monde verbal et le monde plus archaïque de la représentation imagée, la métaphore relie donc l'objet et le non-objet, l'intellect et l'intuition, le rationnel et l'imaginaire. En cela elle constitue à la fois l'élément de base de l'art poétique et le modèle en général de ce que nous appelons une oeuvre d'art, dans quelque domaaine qu'elle se situe, littéraire, plastique, musical, cinétique ou autre, c'est à dire une structure, un schème, un enchaînement, un récit, ainsi qu'Aristote l'a exposé dans Poétique VI, permettant de passer du verbe à l'image, du perçu au vécu, voire du plan du langage au plan ontologique selon la formule de Paul Ricoeur, c'est à dire de la connaissance à l'être.
Or, il apparaît que l'expérience spéculaire, non seulement bien sûr comme métaphore mais en tant que telle, autorise de la même manière à dépasser le plan de l'objet transcendant -celui de l'image perçue équivalant au plan verbal- pour aboutir à celui de l'être immanent, de quitter le monde objectif, médiatisé du "voir comme" pour pénétrer dans celui de l'immanent, de l'immédiat et de la subjectivité.
Cette quête de l'immanence a été largement traitée par Michel Henry sous divers aspects et en particulier dans son interprétation de Maître Eckhart. Lorsque Eckhart invite à ne pas s'attacher à la "forme humaine" du Christ -"c'est à dire, commente Michel Henry, "à son apparence objective"-, lorsqu'il déclare :"Je prie Dieu de me libérer de Dieu, car mon être essentiel est au-dessus de Dieu", il prêche le dépassement du concept, de l'objet, de la médiation pour devenir l'être lui-même (M. Henry, L'essence de la manifestation, pp. 537-542). Il n'y a alors plus de division entre sujet et objet, ni même à l'intérieur du sujet, situation très proche de celle de l'"être-au-monde" heideggerien, antérieur à toute division entre un sujet et un objet, entre le Moi et le monde.
Comme l'art, comme l'ascèse spirituelle, voire comme certaines formes d'érotisme, l'usage du miroir serait donc une voie d'accès à l'être.
Mais, il faut observer qu'une telle position se heurte aux critiques conjuguées de Nietzsche et de Freud. Cette fusion avec l'être pourrait bien n'être qu'un "arrière-monde", une illusion rassurante et trompeuse fondée sur une régression à des états psychiques archaïques. La quête de l'immanence, de l'auto-affection pourrait n'être qu'une forme de narcissisme, de désir d'unité primitive, l'absence de division entre le moi et le monde ressemblant fort au Moi-Tout primitif de Freud ("A l'origine, le Moi inclut tout, plus tard, il exclut le monde extérieur"). Dans Voir l'invisible, Michel Henry, s'efforçant de décrire le monde ouvert par l'oeuvre d'art fait référence à "l'enfant avec sa mère", au sentiment d'"être agi par une force" dans un espace où il n'y a "ni regard, ni sens, ni objet", ce qui évoque singulièrement le psychisme archaïque, antérieur à toute relation d'objet. On peut ainsi comprendre pourquoi le désir d'intériorité peut mener à l'intolérance et au totalitarisme.
Ainsi retrouvons-nous l'alternative miroir-illusion ou miroir-accès à l'être, avec une interrogation sur la nature véritable de l'accès à l'être. Le retour sur soi, la voie de l'intériorité signifient-ils seulement une régression, ou bien est-il possible d'y voir une véritable "progression" comme dit Paul Ricoeur ? Autrement dit, existe-t-il une possibilité de connaissance autre qu'objective ou n'est-ce que pure illusion ?
B. Conscience alternante et pensée de l'intervalle
Il semble que la solution à ce problème, celui de la spiritualité, peut être trouvée dans une vision plus globale de la métaphore du miroir comme de la métaphore en général, en envisageant le miroir comme modèle et instrument d'une pensée de l'intervalle et non plus seulement comme reflet d'un autre monde. La caractéristique principale du miroir est, nous l'avons vu qu'il permet de confronter intériorité et extériorité, de les relier tout en les différenciant. C'est en gardant à l'esprit cette double ouverture qu'il devient possible de plonger dans l'intériorité sans en être dupe, en évitant les pièges du narcissisme et des désirs totalitaires. Tel est le sens de l'éthique du visage développée par Lévinas, le rappel d'une irréductible extériorité servant en quelque sorte de garde-fou face à de telles tentations, de la même manière que le recours de Descartes à un Dieu infini et extérieur écartait la tentation solipsiste.
Mais au delà de toute préoccupation éthique, une pensée de l'intervalle conjuguant extériorité et intériorité débouche sur un élargissement de la conscience, sur une vision cavalière et distanciée de notre rapport au monde. On pourrait ainsi imaginer une conscience idéale, qui concevrait à la fois le sujet, l'objet et la relation intentionnelle qui les unit -ou la distance qui les sépare. Une telle conscience, globale, universelle, serait indépendante de l'ego comme de l'objet. Cette vision métacognitive pourrait d'ailleurs être dite simplement "métaphysique" en donnant à ce mot le sens non plus d'un "au-delà" mais d'un "entre-deux", recouvrant la relation intentionnelle entre pensée et réalité, dépassant la métaphysique régressive de l'Un, du Même et de la Totalité pour s'ouvrir sur l'Infini de l'Extériorité. On retrouve les bases d'un tel programme chez Lévinas (l'Infini de l'Autre contre la Totalité du Même), chez Heidegger ("dépasser la métaphysique"), mais bien avant eux chez Pascal (l'ordre de la charité et la "distance infinie" qui le sépare de l'esprit -qui conçoit les objets- et de celui du corps -lieu du vécu)
Si la conscience universelle demeure de l'ordre de l'idéal, elle peut cependant être approchée sur le mode alternatif, le passage souple et détaché du sujet à l'objet et de l'objet au sujet, le risque le plus grand étant de ne se situer que d'un seul côté du miroir. C'est ce détachement, cet éloignement de la conscience égocentrée, cette souplesse, cette attention en éveil menant à la méditation lucide et non fusionnelle qui caractérisent la spiritualité véritable.
Sans doute cette conscience souple nécessite-t-elle en arrière-plan une ontologie également souple, ne se fixant pas exclusivement et définitivement -pour reprendre le programme d'Aristote et la lecture qu'en fait Ricoeur- sur la substance, la vérité ou l'acte, mais adoptant le point de vue le plus pertinent selon la question abordée. Il conviendrait aussi d'y ajouter le point de vue exclu d'emblée par Aristote, celui de l'être par accident, sous prétexte qu'"il n'y a pas de science possible de ce qui est accidentel" (Métaphysique Z, 1026b). Une telle ontologie de l'accidentel ou du don restituerait pourtant la spontanéité et la diversité obscurcies par un excès de rationalité. Mais elle n'est accessible que par la voie négative. C'est dans ce sens qu'il faut interpréter la Maya indienne et le vide bouddhiste, et non comme des apologies du nihilisme. Ils signifient : "ne soyons pas dupes de nos pensées". C'est pourquoi, au maître Shen Hsiu prêchant le nettoyage constant du miroir de l'esprit (voir plus haut) son rival Hui Neng, le véritable fondateur de l'école Ch'an (ou Zen), répond : "Il n'y a pas d'arbre de la sagesse, / Aucun miroir brillant n'existe là. / Puisque tout est vide, / Où la poussière peut-elle se déposer ?". Il est bien question d'aboutir au détachement de l'esprit -le "miroir brillant"- mais sans faire du détachement un but, ce qui lui ferait perdre son sens. Nous retrouvons les préoccupations d'Eckhart, le nécessaire détachement de l'idée de Dieu en tant qu'elle risque de masquer la réalité de Dieu. Telle est la voie spirituelle, voie étroite, fil de rasoir, entre intériorité et extériorité, toujours guettée par la régression narcissique et les désirs totalitaires irrationnels ou faussement rationnels. Il s'agit finalement de comprendre que la représentation n'est que représentation, c'est à dire, comme l'image du miroir, une certaine forme d'illusion.
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