FRÉDÉRIC GIRERD
Journal de voyage et correspondance
d'un intime de George Sand
Frédéric Girerd (1801-1859), avocat et homme politique nivernais, fut toute sa vie le confident et l'ami très proche de George Sand dont il partageait les opinions républicaines. Sa correspondance familiale et un journal de voyage à travers la France de 1839, qui viennent d'être édités par Jérôme Lequime (aux Editions du Pas de l'Âne à Autun), constituent un précieux témoignage sur la vie quotidienne et les usages d'une époque de transition autour de la Révolution de 1848, avec, entre autres, des nouveautés comme le chemin de fer et le tourisme.
Un soir d’octobre 1837, une femme selle son cheval à la hâte. Dans la nuit glacée, elle fera huit lieues au galop, la tête vide, le cœur battant. Elle part rejoindre son amant, Michel de Bourges. Il a rompu avec elle, mais il vient de lui envoyer un billet : il veut la revoir, une fois encore. Cette femme, c’est George Sand. Accablée, elle écrit à son fidèle ami Frédéric Girerd, son confident de toujours, le seul homme sur qui elle puisse vraiment compter dans ces moments de vertige. « J’ai fait huit lieues au galop par une nuit glacée pour le voir un instant. Il est resté alors deux jours avec moi, il allait à Niort, et à son retour bien qu’il m’eût bien juré qu’il ne remettrait jamais les pieds à Nohant, il est arrivé au milieu de la nuit. Il est avec moi d’une tendresse et d’une bonté inconcevables après tout ce qui s’est passé de cruel entre nous… ». Elle conclut sa lettre en confiant à Girerd : « Mon Dieu, mon Dieu, que j’ai renfoncé de larmes, que j’ai étouffé de plaintes, que j’ai refermé de maux ! Cela me ferait un bien infini de causer avec toi. Quand donc te verrai-je ? Adieu ami- adieu frère. Aime-moi, écris-moi, viens à moi si tu peux, crois en moi à la vie à la mort ».
Ces mots en disent long sur la forte amitié qui liait George Sand à Frédéric Girerd. Jérôme Lequime, éditeur de « Frédéric Girerd, Voyage à travers la France et Lettres à sa famille » qui viennent d’être publiées aux Editions du Pas de l’Âne, analyse les lettres que George Sand adressa à Girerd de 1835 à 1859. Correspondance passionnée où elle commente ses amours brisées, son inquiétude lorsque Girerd convoque l’ancien préfet en duel. Elle lui dit et redit son attachement, son engagement politique qu’ils partagent au moment des évènements de 1848.
Une lettre inédite de George Sand est publiée ici, datée du 6 janvier 1849. Elle y parle du mariage de la fille de Girerd, du latin qu’elle étudie. Mais surtout elle lui fait part de son état d’esprit : « Tu es donc las de la corvée politique ? Je le comprends bien ! J’ai un tel dégoût de tout ce qui se passe que je suis rentrée dans ma coquille et n’aspire qu’à y rester et à puiser dans le travail le courage de vivre et de garder ma foi. »
Les amoureux de George Sand connaissaient déjà son abondante correspondance, mais ils cernaient sans doute moins bien le personnage de Frédéric Girerd. Ils trouveront dans ce livre les lettres qu’il adressa à sa femme Anna et ses enfants de 1830 à 1859, suivies des notes d’un voyage qu’il fit avec Anna et un couple d’amis en 1839. Partis de Nevers, ils allèrent jusqu’à Toulon en passant par la Suisse, empruntant toute sorte de moyens de transport, de la diligence au chemin de fer si récent, sans parler d’une équipée à dos de mule pour aller voir la mer de glace ou. d’une traversée en bateau sur une mer houleuse à Marseille. Ces lettres et ces notes de voyage ont été retrouvées dans une boîte à chaussures dans le grenier de la propriété familiale de Montquin. Elles ont été retranscrites et annotées par Jérôme Lequime, avec une patience infinie.
De nombreuses précisions sont apportées par Jérôme Lequime sur la famille et la vie publique de Frédéric Girerd. Il naît à Saint-Héand, arrondissement de Saint Etienne, en 1801. Issu d’une famille de seize enfants, il fait des études de droit et s’installe à Nevers où il fait une brillante carrière d’avocat. Il sera plusieurs fois bâtonnier de l’ordre et juge suppléant. Homme de gauche, il se lie à George Sand et à sa bande d’amis. En 1827, il épouse Anna Bonnabeau, dont il aura deux enfants, Isabelle et Cyprien. Très vite il est tenté par la vie politique. Il sera conseiller municipal de Nevers (1831), instigateur du journal l’Association, puis Conseiller Général (1845). La révolution de 1848 le propulsera à des charges importantes : préfet par intérim, il représente dans la Nièvre le nouveau gouvernement que la France s’est donné. Il se préoccupe du sort des ouvriers et réussit à maintenir l’ordre. La même année il sera député à l’Assemblée Nationale et président du Conseil Général. Un an plus tard il occupera les fonctions de juré à la Haute Cour de Justice. En 1853, il acquiert le château de Chevenon. Il meurt en 1859, à l’âge de 58 ans.
Les lettres de Girerd à sa femme et à ses enfants sont remplies de tendresse. A Anna, sa femme, « chère bonne », « bonne amie », dont il attend fébrilement les réponses quand ses affaires le retiennent à Paris, il confie « Paris me pèse … Je ne vois, je ne veux voir personne. Ma première pensée, le matin, est de courir à la poste ». A quarante ans, il conserve une âme de jeune homme. Il lui écrit : « Tu sais que je sais pas me modérer ». A sa fille de douze ans, Isabelle, dite « bonne Bébé », il conseille « Continue, ma chérie, de bien t’appliquer, mais rappelle-toi qu’il ne suffit pas à une jeune fille fine d’être instruite ; qu’on exige d’elle, et par-dessus tout, la gracieuseté des manières et l’amabilité du caractère. » Il lui écrira des lettres très émouvantes, quand elle perdra un enfant. Il se désole des mauvaises notes et du manque d’orthographe de son fils Cyprien, évoque avec émotion la mort de sa sœur en passant à Tarare, décrit la progression du choléra en Nivernais, découvre l’Allemagne au cours d’un voyage, restaure le « manoir féodal » de Chevenon où il savoure des joies familiales. Mais en toutes circonstances, il reste un rude bûcheur qui avoue « Le travail est ma sauvegarde contre l’ennui ».
Certaines lettres constituent un témoignage très vivant sur les émeutes de 1848. Comme celle du dimanche 25 juin, adressée à Anna : « Les insurgés refoulés, débusqués des positions qu’ils occupaient se sont retirés dans quelques faubourgs ; ils s’y sont retranchés, ou dans des maisons, ou derrière des barricades, ou derrière des murs qu’ils ont crénelés- c’est de là qu’ils tirent. Mais l’artillerie les tient en respect. Et tout s’organise pour qu’à coup de canon ces derniers retranchements soient détruits. …La cruelle victoire qu’on espère remporter ce soir n’éteindra pas tous les brandons de guerre civile jetés au sein de notre république naissante. L’acharnement des insurgés est inexprimable… »
Le voyage de 1839 que Girerd fait avec sa femme et un couple d’amis nous fait découvrir la Bourgogne et la France de l’époque. Ils prennent le bateau à vapeur de Chalon à Mâcon. Ils atteignent la Suisse, où ils se plaignent du zèle des douaniers. En chemin, ils rencontrent un ancien grognard de Napoléon. « …Il nous dirait volontiers toutes les campagnes, il a été ensuite contrebandier, puis douanier, puis valet d’auberge. C’est maintenant le cicerone de la Valserine. Son attitude militaire un peu cassée, sa veste verte délabrée, sa vieille casquette de loutre et sa pipe font de lui un de ces types conservés par Charlot ».
A Ferney, nos voyageurs visitent le château de Voltaire. « Mais voici un vieillard vénérable, un contemporain du grand homme. Ses souvenirs vont évoquer l’ombre que nous cherchions. Il nous invite à le suivre, à quelques pas du château, dans sa modeste demeure. C’est là qu’il nous parlera de Voltaire, dont il fut dans son adolescence un serviteur chéri et fidèle. …C’est une leçon apprise qu’il a coutume de débiter à son auditoire ; débiter est bien le mot, car il nous la vend, imprimée sur plusieurs feuilles détachées, à tant par anecdote ; puis quand il a éprouvé notre générosité, il étale à nos regards ébahis un cahier crasseux qui contient des empreintes de cachets armoriés ; -les débris d’un portefeuille à écritoire avec lequel il suivait, dit-il, M. Arouet de Voltaire dans ses promenades inspiratrices ; plus quelques autographes dont le moins insignifiant est un compte de ports de lettres et enfin une perruque défrisée et une grande canne, derniers monuments d’une des plus grandes gloires des temps modernes, reliques précieuses que se disputent au poids de l’or, la Russie et l’Angleterre et avec lesquels il veut mourir. Il est vrai que quand il lui arrive de les vendre, il les remplace sur le champ par une autre perruque et une autre canne qui sont toujours la dernière perruque et la dernière canne de Voltaire. Nous ne comptons plus les mystifications. »
Ils atteignent la mer de glace à dos de mulet. « Les Hébreux traversant la Mer Rouge avaient moins de sécurité que nous quand enfin nous foulons sous nos pas les vagues dorées de cette mer blanche et congelée. Nous contemplons sans effroi les larges crevasses, bleues et vertes qui l’entrouvrent et nous franchissons d’une enjambée les abymes béants ».
Nos voyageurs rejoignent Toulon en passant par Chambéry, Grenoble, Valence, Avignon et Marseille. Si le système pénitentiaire suisse avait suscité l’admiration de Girerd, -« La rareté des récidives a déjà démontré l’excellence de ce régime qui combine la règle du travail en commun avec l’isolement pendant la nuit et le silence toujours » -, il est à présent scandalisé par le sort des bagnards de Toulon, employés à l’arsenal : « La plupart des ouvriers sont des forçats reconnaissables à leurs fers et à leur casaque…Si humble et soumise que paraisse leur attitude en présence des garde-chiourmes, la révolte couve dans l’âme de ces réprouvés, accouplés deux à deux par les fers qui les lient aux pieds ».
Ils pensent remonter les bouches du Rhône de Marseille à Arles, projet écourté en raison des tempêtes. Ils visitent Nîmes, le Pont du Gard et arrivent à Lyon. Le voyage s’achève par le train jusqu’à Saint Etienne. « Les montagnes percées se succèdent en si grand nombre qu’on voyage presque autant sous terre que dessus. Ainsi chemine-t-on jusqu’à Rive de Gier où la locomotive, comme on l’appelle, va se reléguer piteusement sous une remise, et laisse à des chevaux le soin d’accomplir sa tâche. Alors le long chapelet des wagons s’égrène, et à chacun d’eux sont attelés des chevaux qui se divisent ainsi la besogne de la locomotive. La lenteur qui résulte de cette nouvelle façon d’aller permet à l’œil de parcourir l’étrange paysage de ce bassin houiller où l’on ne rencontre que des masses noires de charbon, d’innombrables cheminées de machines à vapeur employées à l’extraire et des mineurs qui sortent des entrailles de la terre avec leur figure barbouillée de suie et leur lampe éteinte à la main ». Le voyage s’achève avec le retour à Nevers.
Le lecteur referme ce livre avec un sentiment de nostalgie, alimenté par cette plongée dans l’ancien monde, avec ses diligences, ses dîners en ville, ses belles maisons, mais aussi sa pauvreté, ses épidémies, ses injustices. Il a comme George Sand l’impression d’avoir trouvé en Frédéric Girerd un ami, un compagnon de route. Girerd conclut son carnet de voyage par une phrase d’Abel Dufresne : « Ne perdez jamais votre livre de souvenirs de l’an passé. Quand vous en aurez une collection, les plus anciens seront les meilleurs ; laissez aussi vieillir quelques bouteilles de Bordeaux ».
Catherine Delamarre
Frédéric Girerd, Voyage à travers la France & Lettres à sa famille, Introduction et notes de Jérôme Lequime, avec index, tableaux généalogiques, 60 photographies, aux Editions du Pas de l'Âne, 7 Place Ste Barbe - 71400 Autun (03 85 86 24 77) , 416 pages, 23€ (exp. : 4 €)